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Le pianiste

Le pianiste

Titel: Le pianiste Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Wladyslaw Szpilman
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avait simplement été dévalisé et battu
avant d’être renvoyé là d’où il venait. Même s’ils ont subi le même traitement,
pourtant, un grand nombre de Juifs ont réussi à passer du côté soviétique.
    Ce malheureux nous a inspiré de la pitié, bien entendu, mais
son infortune nous a aussi renforcés dans nos certitudes : c’était nous
qui avions raison, et s’il avait suivi notre conseil il n’aurait pas mené cette
déplorable tentative. Notre décision de rester ne s’appuyait d’ailleurs sur
aucun raisonnement logique – nous aimions Varsovie, voilà tout, ce que nous
aurions été aussi incapables d’expliquer rationnellement…
    Quand j’écris « notre » décision, j’inclus tous
mes êtres chers à l’exception de Père. S’il est resté, lui, c’est surtout parce
qu’il ne voulait pas trop s’éloigner de Sosnowiec, sa ville natale. Varsovie ne
lui avait jamais plu, et à mesure que nos conditions de vie y empiraient il
vouait une nostalgie grandissante à un Sosnowiec fortement idéalisé, le seul
endroit au monde où il faisait bon vivre, où tout le monde avait le sens de la
musique et savait reconnaître un bon violoniste, et même où vous pouviez
trouver un verre de bière digne de ce nom, au lieu de l’eau de vaisselle
imbuvable qu’ils vous proposaient sous ce nom dans la capitale… Chaque soir, après
dîner, mon père croisait les mains sur son ventre, se radossait à sa chaise d’un
air rêveur, fermait les yeux et nous infligeait la litanie de ses évocations
extasiées, le tableau d’un Sosnowiec qui n’existait que dans son imagination
attendrie.
    En ces derniers jours d’automne, alors que deux mois ne s’étaient
pas encore écoulés depuis l’arrivée des Allemands, l’existence à Varsovie a
néanmoins repris son cours normal, et ce avec une soudaineté aussi
spectaculaire qu’inexplicable. Ce revirement, avec toutes ses conséquences pratiques
et son apparente facilité, était une nouvelle surprise dans cette guerre déjà
des plus étonnantes, où jusqu’ici rien ne s’était déroulé comme nous l’avions
prévu. Une cité immense, capitale d’un pays de plusieurs millions d’âmes, à
moitié détruite, livrée à une armée de fonctionnaires soudain privés d’emploi
et aux vagues incessantes de réfugiés venus de Silésie, de la région de Poznan
ou de Poméranie, connaissait une résurrection inattendue. Pourquoi ? Mais
parce que tous ces gens sans un toit sur la tête, sans travail et sans rien d’autre
qu’un avenir accablant devant eux, avaient brusquement découvert qu’ils
pouvaient se faire beaucoup d’argent avec une grande facilité, en circonvenant
les occupants allemands. Plus ces derniers promulguaient des décrets
interdisant ceci ou rationnant cela, plus les opportunités de s’enrichir se
multipliaient.
    Et ainsi Varsovie a commencé à vivre deux vies distinctes
bien que parallèles : la première, officielle, régie par un ordre fictif
qui contraignait les gens au travail forcé de l’aube au crépuscule avec le
ventre vide, et une autre, clandestine, où des fortunes amassées comme par
miracle se construisaient sur le trafic des dollars, des diamants, de la farine,
du cuir ou même des faux papiers, une existence sous la menace constante de la
peine capitale, certes, mais joyeusement dilapidée dans les restaurants de luxe
où l’on se faisait conduire en pousse-pousse.
    Tout le monde n’avait pas accès à cet univers enchanté, bien
entendu. Chaque soir, ainsi, je passais en rentrant à la maison devant une
femme qui ne quittait pas son encoignure de la rue Sienna. Elle chantait de
tristes ballades russes en s’accompagnant à l’accordéon et ne tendait la main
qu’une fois la nuit venue, sans doute par crainte d’être vue en train de
mendier par des passants qui pouvaient la connaître. Elle était vêtue d’un
tailleur gris qui devait certainement constituer son unique tenue, désormais, mais
dont l’élégance prouvait qu’elle avait connu des temps meilleurs. Son beau
visage paraissait inanimé dans la pénombre, ses yeux toujours fixés sur le même
point, quelque part au-dessus des têtes. Elle avait une voix harmonieuse, vibrante,
jouait bien de son instrument. Tout son maintien et la façon dont elle s’adossait
au mur révélaient sa condition de dame de la bonne société que seuls les aléas
de la guerre avaient obligée à demander ainsi la charité. Mais elle ne s’en
tirait pas

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