Le pianiste
Les
femmes se lamentaient, les enfants criaient de peur, perchés sur des tas de
draps et de couvertures qui s’imprégnaient de pluie et de la saleté du trottoir.
C’étaient des familles juives qui avaient été conduites de force dans le ghetto
à la dernière minute et qui se retrouvaient là, sans abri. Un demi-million de
personnes étaient soudain à la recherche d’un toit dans une partie déjà
surpeuplée de la capitale, qui pouvait accueillir difficilement plus de cent
mille habitants.
Au bout de la rue obscure, j’ai aperçu une palissade en bois
toute neuve dans la lumière des projecteurs : c’était la porte du ghetto. Derrière
elle vivaient des êtres libres de leurs mouvements, qui disposaient chacun d’un
espace décent. Ils résidaient à Varsovie, eux aussi. Mais désormais plus un
Juif ne serait autorisé à passer par là.
À un moment, j’ai senti qu’on m’attrapait par la main. C’était
un ami de mon père, musicien lui aussi et qui avait le même caractère enjoué.
« Alors, que penses-tu de ça, hein ? m’a-t-il
demandé avec un petit rire nerveux, englobant d’un même mouvement circulaire du
bras les groupes de réfugiés, les façades sales et trempées de pluie, les murs
du ghetto et la porte que j’avais contemplée de loin.
— Ce que j’en pense ? Qu’ils veulent notre mort à
tous… »
Mais le vieux monsieur n’était pas de cet avis, ou préférait
ne pas l’être. Avec un nouveau gloussement, quelque peu forcé, il m’a tapoté le
dos en s’écriant :
« Ah ! pas d’inquiétude, voyons, pas d’inquiétude !
Puis, m’attirant à lui par un bouton de mon manteau, il a rapproché son visage
rougeaud du mien et, avec une conviction peut-être sincère, peut-être feinte :
Tu verras, ils nous laisseront sortir très bientôt. Attends seulement que les
Américains l’apprennent ! »
5
La valse de la rue Chlodna
Lorsque je repense aujourd’hui à d’autres souvenirs plus
terribles encore, ma vie dans le ghetto de Varsovie de novembre 1940 à juillet
1942 me revient en une seule et unique image, comme s’il ne s’agissait que d’un
jour et non de presque deux années. Malgré tous mes efforts, je n’arrive pas à
la décomposer en séquences plus brèves qui permettraient d’apporter une
certaine cohérence chronologique à cette évocation, ainsi qu’on le fait
habituellement en rédigeant un journal.
Des événements bien définissables se sont produits à cette
époque, naturellement, de même qu’avant et après, des repères connus de tous et
faciles à appréhender. Comme dans tout le reste de l’Europe, les Allemands s’adonnaient
alors à une gigantesque chasse à l’homme afin de transformer leurs proies en
chevaux de labour. La seule différence, peut-être, c’est que dans le ghetto de Varsovie
ces battues ont pris brusquement fin au printemps 1942. En l’espace de quelques
mois, le gibier juif a été destiné à d’autres usages, et de même que toutes les
autres parties de chasse celle-ci avait besoin d’une interruption pour que le
tableau final n’en soit que plus impressionnant, et sans surprise. Nous autres
Juifs étions pillés tout comme les Français, les Belges, les Norvégiens et les
Grecs, mais là encore avec une nuance : on nous spoliait avec un
acharnement plus systématique, et dans un cadre strictement officiel. Les
Allemands qui n’appartenaient pas au système d’oppression du ghetto n’étaient
pas admis dans ses murs, n’avaient pas le droit de venir razzier pour leur
compte personnel. C’était à la police allemande que cette prérogative était
accordée par un décret spécial du gouverneur général, en conformité avec les
lois prédatrices que les autorités du Reich avaient promulguées.
En 1941, l’Allemagne a envahi la Russie. Dans le ghetto, nous
retenions notre souffle en suivant les développements de cette nouvelle
offensive. Au début, nous avons commis l’erreur de penser que les Allemands
allaient cette fois être mis en déroute. Ensuite, tandis que les troupes d’Hitler
s’avançaient en territoire russe, nous avons été envahis par le désespoir et
par une vision de plus en plus noire de notre avenir, comme de celui de l’humanité
en général. Et puis, quand les nazis ont ordonné que tous les bonnets de
fourrure juifs leur soient remis sous peine de mort, nous nous sommes plu à
penser que leur situation a l’est ne devait pas être si brillante puisque
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