Le pianiste
à la place des personnes théoriquement enregistrées. Évidemment,
cet argent ne finissait pas toujours dans la poche des malheureux supplétifs, loin
de là : il fallait que les fonctionnaires du Conseil vivent, eux aussi. Et
ils vivaient fort bien, ma foi, ne manquant jamais de vodka ni de quelques
friandises à côté.
Au printemps, pourtant, les convois ne sont pas partis. Une
fois encore, il est apparu que les décrets allemands restaient surtout des
proclamations sur le papier. En réalité, les relations entre Juifs et Allemands
se sont même détendues pendant quelques mois, et cette accalmie a paru de plus
en plus crédible au fur et à mesure que l’attention des deux parties était
accaparée par les nouvelles du front.
Le retour de la belle saison se confirmant, il devenait
évident que les Alliés, après avoir consacré l’hiver aux préparatifs adéquats, se
disposaient à attaquer simultanément l’Allemagne depuis la France, la Belgique
et la Hollande. Ils allaient percer la ligne Siegfried, s’emparer de la Sarre, de
la Bavière, de l’Allemagne du Nord, conquérir Berlin et enfin libérer Varsovie
pendant l’été, au plus tard. La ville entière bruissait d’une joyeuse
excitation. Nous attendions tous le début de l’offensive de même qu’on compte
les heures qui séparent d’une fête. Pendant ce temps, les Allemands avaient
envahi le Danemark, certes, mais de l’avis de nos experts politiques locaux
cela n’avait aucune importance – leurs troupes allaient tout simplement être
coupées de leurs arrières, là-bas.
Le 10 mai, l’offensive a enfin été lancée. Mais elle était
allemande. La Hollande et la Belgique sont tombées aussitôt, les Allemands sont
entrés en France… Raison de plus pour garder l’espoir ! C’était le
scénario de 1914 qui se répétait, et d’ailleurs les Français n’avaient-ils pas
les mêmes hommes que lors de la Grande Guerre à la tête de leurs armées ? Pétain,
Weygand… Excellents stratèges, formés à l’école de Foch. On pouvait leur faire
confiance. Ils allaient se défendre face aux Allemands aussi bien que
vingt-sept ans plus tôt.
Le 20 mai, un de mes collègues, un violoniste, est arrivé
chez nous après le déjeuner. Nous nous disposions à jouer une sonate de
Beethoven que nous n’avions pas exécutée ensemble depuis longtemps, ce qui nous
procurait à l’avance un grand plaisir. D’autres amis étaient là aussi, et Mère,
désireuse de me rendre le moment encore plus agréable, avait réussi à trouver
du café. C’était une belle journée ensoleillée. Nous étions tous d’excellente
humeur, savourant le café et les délicieux gâteaux qu’elle avait préparés. Nous
savions tous que les Allemands étaient aux portes de Paris mais personne ne s’en
inquiétait vraiment – la Marne était là, après tout, cette ligne de défense
immuable sur laquelle tous les mouvements viennent s’immobiliser, tout comme
dans le point d’orgue de la deuxième partie du scherzo en si mineur de
Chopin, lorsque la vague tempétueuse des croches finit par mourir sur l’accord
final… À ce point, les Allemands reflueraient vers leur frontière aussi
rapidement qu’ils avaient avancé, annonçant la fin du conflit et la victoire
des Alliés.
Après le café, nous nous sommes disposés à jouer. Je me suis
installé au piano, entouré par des connaisseurs, tout un auditoire capable de
goûter le ravissement que j’avais l’intention de faire naître en eux-mêmes
comme en moi. Le violoniste est venu se placer à ma droite. À ma gauche s’est
assise une charmante jeune fille, une amie de Regina qui se disposait à tourner
les pages de la partition pour moi. Qu’aurais-je pu souhaiter de plus pour
atteindre au complet bonheur, à ce moment ? Nous n’attendions plus que ma
sœur Halina, qui était descendue au magasin passer un appel téléphonique. Quand
elle est revenue, elle tenait un journal entre ses mains. Une édition spéciale,
dont la une était barrée de deux mots en énormes caractères, sans doute les
plus gros qu’ils aient eus à l’imprimerie : « PARIS EST TOMBÉ ! »
J’ai posé mon front sur le clavier et, pour la première fois
depuis le début de cette guerre, j’ai fondu en larmes.
Enivrés par leur triomphe, les Allemands avaient maintenant
le temps de reprendre souffle et de se souvenir de nous. Encore qu’il serait
faux de dire qu’ils nous avaient complètement oubliés
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