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Le pianiste

Le pianiste

Titel: Le pianiste Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Wladyslaw Szpilman
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mal, au contraire : il y avait toujours un bon tas de pièces
dans le tambourin décoré de rubans qui devait représenter pour elle le symbole
même de la condition de mendiante, et qu’elle installait à ses pieds, en
évidence, afin que nul ne puisse ignorer qu’elle était en train de quémander. Quelques
billets de cinq zlotys s’y accumulaient, également.
    Moi-même je ne me risquais dehors que le soir tombé, sauf en
cas d’urgence, mais c’était pour de tout autres raisons. Des multiples
règlements vexatoires imposés aux Juifs, l’un d’eux, bien que non écrit, devait
être observé avec une particulière vigilance : les hommes d’origine juive
avaient obligation de s’incliner devant le moindre soldat allemand qu’ils
croisaient dans la rue. Cette contrainte aussi stupide qu’humiliante nous
mettait en rage, mon frère Henryk et moi, et nous nous efforcions d’y échapper
autant que possible, nous résignant à de longs détours dans le seul but de ne
pas tomber sur un Allemand. Et quand la rencontre était inévitable nous
détournions les yeux, feignant de ne pas l’avoir vu, même si nous risquions d’être
roués de coups pour cela.
    Sur ce plan, mon père avait une réaction diamétralement
opposée : choisissant les plus longues artères sur son chemin, il
multipliait les courbettes devant les Allemands avec une grâce ironique que l’on
ne pourrait décrire, au comble de la joie quand l’un des soldats, abusé par son
expression amène, le saluait poliment en retour et le gratifiait d’un sourire
amical. Sitôt rentré chez nous, il ne pouvait s’empêcher de remarquer d’un air
dégagé que le cercle de ses connaissances ne cessait de s’élargir, la preuve, il
lui suffisait de mettre un pied dans la rue pour en rencontrer des douzaines !
Il les trouvait irrésistibles d’urbanité, nous confiait-il, de sorte qu’il
finissait par avoir le bras raide à force de soulever son chapeau si souvent et
si poliment. À ces derniers mots, un sourire sarcastique apparaissait sur ses
lèvres et il se frottait les mains de satisfaction.
    Il ne fallait pas prendre la méchanceté des Allemands à la
légère, toutefois. Elle était partie intrinsèque d’un système conçu pour nous
maintenir dans un état permanent d’inquiétude, de crainte du lendemain. Tous
les deux ou trois jours, de nouveaux décrets étaient publiés, anodins en
apparence mais qui avaient pour but de nous montrer que les Allemands ne nous
avaient pas oubliés, loin de là, et qu’ils n’avaient aucune intention de le
faire.
    Bientôt, l’accès des trains a été interdit aux Juifs. Un peu
plus tard, nous avons dû acheter des tickets de tram facturés quatre fois plus
cher que ceux réservés aux « Aryens ». Les premières rumeurs
concernant la construction d’un ghetto se sont mises à circuler, avec une
insistance qui nous a empli le cœur de désespoir pendant deux jours consécutifs.
Et puis elles se sont dissipées.

4

« Vous êtes juifs ? »
    C’est vers la fin novembre, lorsque les belles journées de
cet automne exceptionnellement long sont devenues de plus en plus rares, des
averses glaciales commençant à balayer fréquemment la ville, que Père, Henryk
et moi avons eu un premier aperçu de la manière dont les Allemands aimaient
jouer avec la mort.
    Ce soir-là, nous étions tous les trois en visite chez un ami
et la conversation n’avait pas tari jusqu’à ce qu’un coup d’œil à ma montre m’apprenne
que l’heure du couvre-feu était toute proche. J’ai calculé avec effroi que même
en partant sur-le-champ il nous serait impossible d’être chez nous avant le
délai fatidique. Mais enfin le transgresser d’un quart d’heure n’était pas
alors considéré comme un crime majeur, si bien que nous pouvions garder l’espoir
de nous en sortir à bon compte.
    Nous avons repris nos manteaux et nous avons rapidement pris
congé de nos hôtes. Dans les rues obscures, déjà désertes, les rafales de pluie
nous fouettaient le visage tandis que la bourrasque malmenait les enseignes, répercutant
leur tintement métallique dans le silence. Le col relevé, nous nous sommes
efforcés de marcher aussi vite et discrètement que possible, en longeant les
façades. Nous étions arrivés à la moitié de la rue Zielna, plus très loin de
notre destination, lorsqu’une patrouille de police surgie brusquement d’une
allée nous a fait comprendre que notre soulagement avait été

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