Le pianiste
pendant que la bataille
faisait rage sur le front occidental. Le pillage des biens juifs, le
déplacement systématique des communautés juives de province, les déportations
vers les chantiers de travail forcé en Allemagne n’avaient jamais cessé. Simplement,
nous avions fini par nous y habituer. Et maintenant il fallait s’attendre au
pire…
En septembre, les premiers convois en direction des camps de
travail de Belzec et de Hrubieszow se sont ébranlés. Là-bas, la « rééducation
sociale appropriée » consistait pour les Juifs à passer leurs journées
avec de l’eau jusqu’à la taille pour mettre en place de nouveaux systèmes de
drainage, avec cent grammes de pain et une assiette de brouet le soir. Contrairement
à ce qui avait été annoncé, ils n’en avaient pas pour deux ans mais « seulement »
trois mois, de quoi les vider de leurs forces et finir tuberculeux bien souvent.
Les hommes qui restaient encore à Varsovie devaient se
présenter au service du travail obligatoire. Ils étaient astreints à six jours
de labeur physique par mois. Quant à moi, j’essayais de m’y dérober par tous
les moyens car je craignais pour mes doigts : il suffisait d’un surmenage
musculaire d’une inflammation des jointures ou même d’un mauvais coup sur les
phalanges et ma carrière de pianiste serait ruinée. Henryk, lui, voyait les
choses très différemment. Il considérait qu’un individu engagé dans la création
intellectuelle devait s’adonner également aux activités physiques afin de mieux
mesurer ses ressources, et il accomplissait donc son quota de travail même si
cela venait l’interrompre dans ses études.
Deux nouveaux développements sont alors venus affecter le
moral collectif. Tout d’abord, les Allemands ont entrepris leur offensive
aérienne sur l’Angleterre ; ensuite, des panneaux sont apparus à l’entrée
des rues qui allaient marquer par la suite les limites du ghetto juif, annonçant
aux passants que ces artères étaient contaminées par le typhus et devaient donc
être évitées. Un peu plus tard, l’unique quotidien en langue polonaise publié
par les Allemands à Varsovie allait dispenser le commentaire officiel à ce
sujet. Non contents d’être des parasites sociaux, les Juifs étaient aussi des
agents de contamination. Mais ils n’allaient pas être enfermés dans un ghetto, non,
précisait l’article ; ce terme lui-même ne devait pas être utilisé, les
Allemands constituant une race bien trop cultivée et généreuse pour confiner
les Juifs, aussi parasitaires et néfastes fussent-ils, dans un espace dont l’idée
remontait au Moyen Âge et qui n’avait donc plus sa place au sein de l’« ordre
nouveau » européen. Par contre, un quartier séparé allait être défini dans
la ville, réservé aux Juifs, où ils bénéficieraient d’une liberté totale et
pourraient continuer à pratiquer les coutumes de leur race. Et si cette zone
devait être entourée d’un mur, c’était uniquement par précaution hygiénique, afin
d’empêcher le typhus et d’autres « maladies juives » de se répandre
dans le reste de la cité. Cette charitable mise au point était accompagnée d’une
petite carte qui reproduisait les frontières précises du futur ghetto.
Nous avions au moins une consolation : notre rue se
trouvant déjà dans la zone définie par les Allemands, nous n’avions pas à déménager.
Les Juifs qui habitaient dans d’autres secteurs, par contre, étaient en
mauvaise posture – ils devaient débourser des sommes exorbitantes en
pas-de-porte et partir à la recherche d’un nouveau toit alors que le mois d’octobre
était déjà entamé. Les plus chanceux ont pris les chambres encore disponibles
rue Sienna, qui allait devenir les Champs-Elysées du ghetto, ou dans les
proches environs. Les autres ont dû se contenter de tanières insalubres du côté
des rues Gesia, Smocza et Zamenhof, faubourgs réservés au prolétariat juif
depuis la nuit des temps.
C’est le 15 novembre que les portes du ghetto se sont
refermées sur nous. Ce soir-là, j’avais un rendez-vous tout au bout de la rue
Sienna, presque à la hauteur de Zelazna. Il bruinait mais le temps restait inhabituellement
clément pour la saison. Des silhouettes portant leur brassard blanc s’agitaient
dans la pénombre. On aurait dit des animaux qui se retrouvent soudain en cage
et qui errent en tous sens, ne s’étant pas encore habitués à leur captivité.
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