Le pianiste
propres.
Elle se poudrait à peine les joues avant de s’asseoir, rectifiait sa coiffure
en vérifiant son élégance dans la glace. Puis elle lissait nerveusement les
pans de sa robe, mais elle n’aurait pu effacer de la même façon les petits plis
qui étaient apparus autour de ses yeux et qui allaient se creuser au fil des
mois, ni empêcher les mèches grises dans sa chevelure de tourner au blanc.
Une fois son petit monde installé, elle apportait la
soupière de la cuisine et, tout en nous servant, choisissait le thème de
conversation du jour, mettant un point d’honneur à ce qu’aucun sujet déplaisant
ne soit évoqué à sa table. Si l’un de nous commettait toutefois une telle faute
de goût, elle le corrigeait doucement par un « Cela ne durera qu’un temps,
vous allez voir », et elle s’empressait de passer à autre chose.
Avec son naturel peu enclin aux idées sombres, Père s’empressait
d’ailleurs de nous submerger de bonnes nouvelles. Une rafle raciale avait-elle
eu lieu, et une douzaine de captifs avaient-ils été ensuite libérés en échange
de pots-de-vin ? Rayonnant, il nous annonçait tenir des meilleures sources
que tous les hommes âgés de plus – ou de moins, selon les cas – de quarante ans
et disposant d’une éducation supérieure ou au contraire illettrés avaient été
relâchés pour une raison ou une autre… Quoi qu’il arrive, il y décelait chaque
fois un très bon signe. Quand les nouvelles circulant en ville se révélaient
indéniablement déprimantes, il avait d’abord un air sombre et taciturne en s’asseyant,
mais la soupe avait le don de le ragaillardir et à l’apparition du plat
principal, des légumes généralement, il se lançait déjà dans des diatribes
enjouées.
Plongés dans leurs pensées, Henryk et Regina participaient
rarement à la conversation. Ma sœur réfléchissait aux dossiers qui l’attendaient
l’après-midi à l’étude d’avocat où elle avait trouvé un emploi, touchant de
très modestes honoraires, mais se consacrant à son travail avec la même probité
et la même énergie que si elle avait gagné des mille et des cents. Quant à
Henryk, il ne sortait de sa morosité que pour me chercher querelle. Par exemple,
il fixait un long regard étonné sur moi puis s’ébrouait et laissait enfin libre
cours à son humeur en grommelant : « Non, mais vraiment, les cravates
qu’il porte, ce Wladek… Il faudrait être fou à lier pour mettre ça ! »
Alors je répliquais : « Fou toi-même ! Et idiot, en plus ! »,
et la dispute était lancée. Il ne supportait pas que je m’habille avec soin
quand je jouais du piano en public. En réalité, il ne cherchait pas vraiment à
comprendre mes occupations et mes sentiments. Maintenant qu’il a disparu depuis
si longtemps, je sais pourtant que nous nous aimions à notre manière, en dépit
de nos incessantes chamailleries, et que le don que nous avions de nous irriter
réciproquement s’expliquait sans doute par le fait que nous étions au fond très
ressemblants, sur le plan du caractère.
C’était Halina que j’avais le plus de mal à cerner. Elle ne
paraissait pas appartenir réellement à notre famille, toujours très réservée et
secrète, ne partageant presque jamais avec nous ses pensées, ses émotions ou ce
qu’elle faisait quand elle sortait de l’appartement. Lorsqu’elle revenait à la
maison, elle était aussi impassible et silencieuse qu’en partant ; jour
après jour, elle se contentait de s’asseoir avec nous devant le repas sans
manifester le moindre intérêt ni la moindre intention de se joindre à la
conversation. Elle était une énigme pour moi, et désormais elle le restera pour
toujours.
Nos déjeuners étaient de la plus grande simplicité : pas
de viande, ou alors très rarement, des préparations nourrissantes mais frugales.
Comparé à ce que la majorité des habitants du ghetto avaient dans leurs
assiettes, cependant, c’était de vrais festins que Mère nous proposait.
Un jour humide de décembre, alors que la neige se muait en
boue sous les pieds et que le vent soufflait en bourrasques dans les rues, il m’est
arrivé de constater de visu en quoi consistait le déjeuner d’un vieil « escamoteur ».
Dans le ghetto, nous désignions par ce terme ceux qui avaient sombré dans un
tel dénuement qu’il ne leur restait plus qu’à chaparder pour survivre. Ils
pouvaient s’approcher d’un passant qui avait un paquet sous le
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