Le pianiste
alors que je marchais le long du mur, j’avais aperçu un de ces jeunes
passeurs dont l’intervention paraissait sur le point de se conclure sans
anicroche. Il ne restait au garçon juif qu’à ressortir du conduit en poussant
ses marchandises devant lui. Sa silhouette décharnée était déjà en partie
visible quand il s’était mis à crier. Au même instant, j’ai entendu les
hurlements gutturaux d’un Allemand s’élever de l’autre côté du mur. Je me suis
précipité pour l’aider à s’extraire du conduit au plus vite, mais malgré toutes
nos tentatives il restait coincé par les hanches. Tandis que ses plaintes se
faisaient toujours plus déchirantes, je l’ai tiré par les bras, de toutes mes
forces. Derrière l’enceinte, le policier s’acharnait à la matraque sur lui, les
coups résonnaient sourdement dans la canalisation. Quand je suis enfin parvenu
à le sortir du piège, il a expiré sur-le-champ, la colonne vertébrale brisée.
Le ghetto n’avait pas besoin de ce trafic pour survivre, en
réalité. La plupart des sacs et des colis qui transitaient par le mur étaient
des dons dispensés par des Polonais aux plus démunis des Juifs. La véritable
contrebande, celle à grande échelle, était contrôlée par des hommes puissants, des
magnats du marché noir tels que Kon ou Heller. Leurs opérations étaient bien
moins risquées, pratiquement sans danger : en temps voulu, des gardes
préalablement achetés regardaient ailleurs tandis que des colonnes entières de
chariots passaient la porte du ghetto sous leur nez. Avec leur agrément tacite,
nourriture, alcools de prix, victuailles des plus raffinées, tabac arrivé droit
de Grèce, fanfreluches et parfums français étaient ainsi introduits sans
encombre.
J’étais bien placé pour les voir tous les jours, ces
articles coûteux. Le Café Nowoczesna n’était en effet fréquenté que par les
richards et leurs cavalières couvertes de diamants et de bijoux en or. Au son
des bouchons de champagne fusant en l’air, des grues outrageusement maquillées
vendaient leurs charmes aux profiteurs de guerre installés devant des tables
bien garnies. C’est ici que j’allais perdre deux de mes grandes illusions :
celle que nous étions tous solidaires face à l’adversité, et celle que tous les
Juifs savaient apprécier la musique.
Aux abords du café, les mendiants n’étaient pas tolérés. Des
portiers corpulents se chargeaient de les chasser en brandissant leur gourdin
alors que les pousse-pousse, qui venaient parfois de très loin, déposaient à l’entrée
des hommes et des femmes emmitouflés dans de confortables manteaux en hiver, la
tête couverte de canotiers ou de foulards en soie de France en été. Avant d’atteindre
la zone contrôlée par les cerbères, ils repoussaient eux-mêmes les badauds avec
leur canne, les traits tordus par le dégoût et l’indignation. Jamais d’aumône :
dans leur esprit, la charité ne servait qu’à décourager les gens. Si vous
vouliez gagner autant d’argent qu’eux, il vous suffisait de travailler aussi
dur. Tout le monde en avait l’opportunité, de sorte que ceux qui ne savaient
pas s’en tirer dans la vie devaient ne s’en prendre qu’à eux.
Une fois confortablement assis dans l’établissement – qu’ils
ne fréquentaient que pour mener leurs affaires, bien entendu –, ils
commençaient par se plaindre des temps difficiles qu’ils traversaient et de l’égoïsme
que manifestaient les Juifs d’Amérique. Mais qu’est-ce qu’ils croyaient, ceux-là ?
Ici on mourait comme des mouches, on n’avait rien à se mettre sous les dents, les
pires atrocités étaient commises et pourtant la presse américaine n’en
soufflait mot ! Et de l’autre côté de la mare aux harengs les banquiers
juifs ne levaient pas le petit doigt pour que les Etats-Unis entrent en guerre
contre l’Allemagne, alors qu’ils auraient pu aisément pousser dans ce sens, s’ils
l’avaient voulu…
Au Nowoczesna, personne ne prêtait la moindre attention à ce
que je jouais. Plus je tapais sur mon piano, plus les convives élevaient la
voix tout en s’empiffrant et en trinquant. Chaque soir, entre mon public et moi,
c’était une lutte ouverte à qui arriverait à imposer son vacarme sur l’autre. Une
fois, un client a même envoyé un serveur me demander de m’interrompre un
instant parce que je l’empêchais d’éprouver la qualité des pièces de vingt
dollars-or que l’un de ses
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