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Le pianiste

Le pianiste

Titel: Le pianiste Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Wladyslaw Szpilman
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devenait trop important. Et comme les Allemands trouvaient cela fort
désagréable, ils n’autorisaient les Juifs à traverser cette artère que le plus
rarement possible.
    En descendant Zelazna, on apercevait de loin la foule massée
au coin de la rue Chlodna. Ceux que des affaires urgentes avaient amenés ici
piaffaient nerveusement sur place en attendant que les policiers daignent
stopper le flot de véhicules et leur permettent de traverser. Il revenait à ces
derniers de décider si le trafic sur l’artère principale était assez ténu et la
rue Zelazna assez bondée pour laisser passer les Juifs. Alors, ils s’écartaient
un peu et une foule aussi dense qu’impatiente bondissait de chaque côté, entrait
en collision sur Chlodna, se renversait, se piétinait, anxieuse de s’éloigner
au plus vite de la dangereuse proximité des Allemands et de se retrouver dans l’un
ou l’autre des deux ghettos. Puis le cordon de policiers se reformait et l’attente
reprenait.
    Plus l’attroupement grossissait, plus son agitation et sa
nervosité s’intensifiaient. Tous savaient que les gardes allemands s’ennuyaient
à ce poste, qu’ils étaient à l’affût de la moindre distraction. Ils aimaient
particulièrement organiser une sorte de bal sinistre. D’abord, ils allaient
chercher des musiciens dans les ruelles latérales : avec la misère
générale, en effet, les petits orchestres de rue s’étaient multipliés. Ensuite,
ils choisissaient dans la foule ceux dont ils trouvaient l’allure
particulièrement comique et leur ordonnaient de danser la valse devant eux. Alors
les musiciens s’installaient au pied d’un immeuble, les policiers faisaient
dégager une portion du trottoir et l’un d’eux adoptait le rôle de chef d’orchestre
en frappant les interprètes s’ils s’avisaient de ne pas jouer assez vite, tandis
que les autres contemplaient ce spectacle donné sous la contrainte. Des couples
d’infirmes, de vieillards, de personnes très corpulentes alliées à d’autres d’une
maigreur extrême se mettaient à virevolter sous les yeux horrifiés de la foule.
Si quelqu’un était exceptionnellement grand, il était sûr de se voir imposer
pour partenaire un nabot, ou un enfant. Autour de la « piste de danse »,
les Allemands hurlaient de rire en criant : « Plus vite ! Allez,
encore plus vite ! Tout le monde doit danser ! »
    Qu’ils jugent spécialement hilarants ces pauvres hères
grotesquement appariés et ils les forçaient à continuer, encore et encore. Et
alors qu’ils perdaient une fois l’opportunité de traverser, puis deux, puis
trois, les malheureux danseurs étaient contraints de s’agiter au rythme de la
valse, hors d’haleine, pleurant de fatigue, luttant pour ne pas tomber, espérant
vainement un geste de miséricorde.
    C’est seulement lorsque je passais de l’autre côté de la rue
Chlodna que je découvrais la vraie nature du ghetto. Ici, les habitants n’avaient
pas d’économies ni d’objets de valeur dissimulés. Ils ne survivaient que grâce
au troc et au petit commerce. Plus on s’enfonçait dans le labyrinthe, plus les
propositions se faisaient insistantes. Des femmes avec des mioches accrochés à
leur jupe accostaient le passant en lui présentant quelques gâteaux sur un bout
de carton. C’était là toute leur fortune, et de la poignée de pièces qu’elles
pourraient en récolter dépendait que leur progéniture dîne ou non d’un croûton
de pain noir le soir venu. De vieux Juifs émaciés jusqu’à en être défigurés
essayaient de vendre des hardes informes. Les jeunes, eux, menaient un
difficile négoce d’or et de billets de banque, se disputant agressivement
quelque boîtier de montre cabossé, quelque chaîne de gousset en morceaux, ou
bien des dollars sales et élimés qu’ils élevaient dans la lumière avant de certifier
qu’ils étaient faux, tandis que le vendeur se récriait qu’ils étaient au
contraire « presque comme neufs ».
    Les konhellerki, ces trams tirés par des chevaux, se
frayaient un chemin dans les rues animées avec force coups de cloche, les
attelages fendant la foule comme des navires au sillage aussitôt refermé par
les vagues. Le sobriquet provenait du nom de leurs propriétaires, Kon et Heller,
deux nababs juifs qui s’étaient mis au service de la Gestapo et tiraient de
copieux bénéfices de cette protection. Comme le passage était plutôt onéreux, ces
trams n’étaient fréquentés que

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