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Le pianiste

Le pianiste

Titel: Le pianiste Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Wladyslaw Szpilman
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par de riches commerçants, qui ne se seraient
pas aventurés au cœur du Grand Ghetto s’ils n’avaient pas eu quelque affaire à
régler. Sitôt descendus de véhicule, ils se hâtaient jusqu’à la boutique ou au
bureau où ils étaient attendus et sautaient à nouveau dans un tram repartant en
sens inverse dès qu’ils avaient conclu le marché, pressés de quitter ce
terrible endroit sans tarder.
    Le trajet de l’arrêt de tram à un magasin tout proche n’avait
rien de simple, cependant. Des douzaines de mendiants guettaient en effet cette
brève et rare occasion de croiser un citoyen nanti. Dès que celui-ci
apparaissait, ils tombaient en masse sur lui, se pendaient à ses basques, lui
barraient la route, suppliaient, sanglotaient, tempêtaient, menaçaient. Mais
personne n’aurait commis la folie de se laisser attendrir et de faire l’aumône
à l’un d’entre eux, car les cris se seraient transformés en vociférations qui
auraient attiré toujours plus de ces êtres loqueteux et le bon Samaritain se
serait vu assiégé, acculé par ces spectres le couvrant de postillons emplis de
bacilles, par des enfants aux plaies purulentes qu’on lui aurait poussés dans
les bras, par les gesticulations de bras amputés, les roulements d’yeux morts, les
gouffres de bouches édentées et nauséabondes, tous quémandant une aide
immédiate comme si leur survie en dépendait à cet instant même.
    La rue Karmelicka était la seule artère conduisant au centre
du ghetto. Là, ne pas frôler les passants ou ne pas entrer en collision avec
eux était impossible. C’était un flot humain qui s’écoulait sans cesse, brutalement,
en formant des tourbillons devant les kiosques et les étals à l’entrée des
immeubles. On était pris à la gorge par une puanteur de draps moisis, de
graisse rancie et d’ordures pourrissant dans les caniveaux. À la moindre
provocation, la foule était prise de panique et ses mouvements devenaient
encore plus erratiques : les gens couraient d’un trottoir à l’autre, s’entassaient
les uns sur les autres sans cesser de hurler et de jurer. C’était une rue
particulièrement dangereuse car des fourgons de prisonniers l’empruntaient
plusieurs fois par jour. À l’aller, ces véhicules conduisaient les détenus, invisibles
derrière les minuscules fenêtres en verre opaque ménagées dans leurs parois en
acier grisâtre, des cachots de Pawiak au siège de la Gestapo du boulevard Szuch :
au retour, ils charriaient ce qui restait d’eux après leur interrogatoire, des
épaves sanglantes aux membres brisés et à la rate éclatée, aux ongles arrachés…
Bien que déjà blindés, les camions étaient encadrés par une escorte qui ne
tolérait pas la moindre présence à leurs abords. Quand le convoi s’engageait
dans la rue Karmelicka, tellement surpeuplée que même avec la meilleure volonté
du monde on n’aurait pu s’éloigner de la chaussée, les hommes de la Gestapo se
penchaient par les vitres et frappaient les passants les plus proches. S’il s’était
agi de matraques en caoutchouc habituelles, l’expérience aurait été plus
douloureuse que périlleuse, mais celles dont ils étaient munis étaient
hérissées de clous ou de lames de rasoir.
    Yehouda Zyskind vivait non loin de là, rue Mila. Outre sa
fonction de concierge, il remplissait si besoin les offices de courrier, de
chauffeur et de contrebandier chargé de faire passer l’enceinte du ghetto aux
marchandises. Grâce à un esprit matois et à la force peu commune que
concentrait son impressionnante carrure, il trouvait toujours moyen de gagner
assez d’argent pour nourrir sa famille, laquelle était si nombreuse que je n’ai
jamais été capable de la dénombrer exactement. Mais au-delà de ces occupations
quotidiennes Zyskind était aussi et surtout un fervent socialiste qui ne
perdait jamais contact avec l’organisation clandestine, introduisait de la
presse interdite dans le ghetto et tentait d’y former des cellules, sans
parvenir à de réels résultats sur ce dernier point. Il me réservait un mépris
courtois, attitude qu’il jugeait la plus appropriée vis-à-vis des artistes, hurluberlus
qui ne pourraient selon lui jamais faire de bons conspirateurs. Il m’aimait
bien, cependant, et m’autorisait à passer chez lui tous les matins pour lire
les dépêches secrètes parvenues par radio, tout juste sorties des presses
clandestines. Lorsque je repense à lui après toutes ces années

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