Le pianiste
terribles qui me
séparent du temps où il était encore en vie et continuait à répandre sa bonne
parole, je ne peux qu’admirer son inflexible volonté.
C’était un optimiste convaincu, Yehouda. Même lorsque les
nouvelles transmises par la radio étaient accablantes, il était toujours
capable d’y apporter une interprétation encourageante. Un jour que je venais de
consulter les derniers communiqués, j’avais laissé retomber ma main et j’avais
soupiré sombrement : « Bon, vous devez bien admettre que c’est fini, là… »
En souriant, il s’était carré sur sa chaise en sortant une cigarette et avait
commencé d’un ton enjoué : « Ah ! mais vous n’y êtes pas du tout,
monsieur Szpilman ! », avant de se lancer dans l’un de ses exposés de
géopolitique. J’étais encore plus perdu par ce qu’il disait, en vérité, et
pourtant il s’exprimait avec une conviction si communicative, avec une telle
certitude que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes, que je me
découvrais soudain partageant ses vues sans même comprendre quand et comment ce
revirement s’était produit. Chaque fois, je me sentais rasséréné en le quittant,
j’avais retrouvéconfiance et c’était seulement le soir, déjà dans
mon lit, qu’en méditant à nouveau sur les derniers développements de l’actualité
je finissais par conclure que ses arguments ne tenaient pas debout. Le
lendemain matin, toutefois, j’étais encore chez lui, il arrivait encore à me
persuader de mon erreur et je repartais encore avec une injection d’optimisme
qui stimulait mon moral jusqu’à la nuit… Yehouda, lui, a duré jusqu’à l’hiver
1942. Il a été surpris en flagrant délit pendant qu’il assemblait des journaux
clandestins sur la table de sa cuisine, aidé de sa femme et de ses enfants. Ils
ont tous été abattus sur place, même le petit Simkhé, un enfant de trois ans.
Après l’assassinat de Yehouda Zyskind, j’ai eu du mal à
garder l’espoir, d’autant qu’il n’y avait plus personne pour tout m’expliquer
en détail et me dessiller les yeux… Il a fallu que des années s’écoulent avant
que je me rende compte que j’étais dans l’erreur, tout comme ces désolants
bulletins d’information, et que c’était lui qui avait été dans le vrai. Aussi
invraisemblables qu’ils aient pu paraître à l’époque, tous ses pronostics ont
été plus que confirmés par l’Histoire.
Au retour, je suivais un itinéraire immuable : Karmelicka,
Leszno et Zelazna. En chemin, je passais rapidement chez des amis afin de leur
rapporter de vive voix les nouvelles que j’avais glanées chez Zyskind. Puis je
rejoignais Henryk rue Nowolipki et je l’aidais à rapporter son panier de livres
à la maison.
Mon frère menait alors une existence difficile, qu’il avait
choisie en toute conscience et à laquelle il n’avait aucune intention de
renoncer, persuadé comme il l’était qu’elle le préservait du déshonneur. Nombre
d’amis qui appréciaient ses qualités et sa culture l’encourageaient à suivre l’exemple
de tant de jeunes intellectuels en intégrant la police juive du ghetto. Tu
serais en sécurité, lui remontraient-ils, et avec un peu de débrouillardise tu
gagnerais bien ta vie… Henryk ne voulait même pas entendre parler de cette
éventualité. Dès qu’il entendait ces arguments, il se froissait, s’estimant
insulté : fidèle à sa rigueur coutumière, et au risque de heurter nos amis,
il répliquait qu’il n’était pas prêt à côtoyer des brigands. Et donc il a
entrepris de se rendre chaque malin rue Nowolipki avec un panier bourré de
livres qu’il vendait sur le trottoir, noyé de sueur l’été, frissonnant dans le
vent glacé de l’hiver, inflexible, obstinément attaché à ses convictions les
plus chères. Puisque c’était le seul rapport à la chose imprimée qui lui était
encore permis, lui, un intellectuel, eh bien il s’en contenterait. Et il n’irait
pas plus loin dans la déchéance.
Lorsque nous revenions à la maison avec son chargement, les
autres étaient la plupart du temps déjà là et nous attendaient pour commencer
le déjeuner. Mère tenait beaucoup à ce que nous prenions nos repas tous
ensemble. Par ce rituel domestique, qui était son domaine, elle nous offrait un
élément de stabilité auquel nous pouvions nous raccrocher, veillant à ce que la
table soit toujours joliment dressée, avec une nappe et des serviettes
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