Le pianiste
commensaux venait de lui vendre. Il les faisait
doucement tinter contre le guéridon en marbre, les portait à son oreille entre
deux doigts et écoutait intensément la manière dont ils sonnaient, seule et
unique musique agréable à son oreille.
Je ne suis pas resté longtemps là-bas, heureusement. Bientôt,
j’ai trouvé un emploi dans un café d’un tout autre genre, rue Sienna, où artistes
et intellectuels juifs venaient m’écouter. C’est ici que j’ai commencé à
établir ma réputation de musicien et à rencontrer des amis avec lesquels j’allais
passer par la suite d’agréables mais aussi de tragiques moments. Parmi les
habitués, il y avait Roman Kramsztyk, un peintre extrêmement doué, très lié à
Arthur Rubinstein et à Karol Szymanowski. À l’époque, il travaillait à une
remarquable série d’esquisses consacrées à la vie quotidienne dans le ghetto, sans
savoir alors qu’il allait être assassiné et que la plupart de ces études
disparaîtraient.
Janusz Korczak, autre assidu du café de la rue Sienna, était
l’un des êtres les plus exceptionnels qu’il m’ait été donné de connaître, un
homme de lettres qui avait l’estime des principales figures du mouvement Jeune
Pologne. Ce qu’il racontait de ces artistes était en tout point fascinant. Il
portait sur eux un regard marqué à la fois par une grande simplicité et par une
passion contagieuse. S’il n’était pas tenu pour un auteur de premier plan, c’était
sans doute parce que ses talents littéraires s’exerçaient dans un registre très
spécifique, celui des contes pour enfants. Ses textes, qui s’adressaient aux
petits et les prenaient pour personnages, révélaient une rare sensibilité à la
mentalité enfantine. Ils n’étaient pas inspirés par quelque ambition
stylistique mais sortaient tout droit du cœur d’un pédagogue-né, d’un sincère
philanthrope. Plus que ses écrits eux-mêmes, c’était l’engagement à vivre ce qu’il
écrivait qui donnait toute sa valeur à l’homme. Des années auparavant, à l’orée
de sa carrière, il avait consacré tout son temps libre et chacun des zlotys qu’il
pouvait réunir à la cause des enfants, vocation qu’il allait poursuivre jusqu’à
sa mort. Il avait fondé des orphelinats, organisé des collectes et des fonds d’entraide
en faveur des petits pauvres qui, grâce à ses interventions à la radio sur ce
sujet, lui avaient attiré l’admiration générale et le surnom affectueux de « Papy
Docteur » auprès des enfants comme des adultes. Lorsque les portes du ghetto
s’étaient refermées, il avait décidé de rester alors qu’il aurait pu aisément
se mettre à l’abri, poursuivant son action à l’intérieur, assumant son rôle de
père adoptif d’une douzaine d’orphelins juifs, les enfants les plus
tragiquement abandonnés de toute la planète. Dans nos conversations animées, rue
Sienna, nous ignorions encore sur quelle note admirable, bouleversante, sa vie
allait s’achever.
Au bout de quatre mois, je suis passé à un autre
établissement, rue Leszno cette fois. Le Sztuka (« Les Arts »), principal
café du ghetto, se voulait un haut lieu de la culture. Sa salle de concert
accueillait de nombreux artistes. Parmi les chanteurs, il faut citer Maria
Eisenstadt, dont la voix merveilleuse serait aujourd’hui connue et respectée
dans le monde entier si les Allemands ne l’avaient pas assassinée. Pour ma part,
je me produisais souvent en duo avec Andrzej Goldfeder, obtenant un franc
succès avec ma Paraphrase sur la « Valse de Casanova » de
Ludomir Rozycki, dont le texte était dû à Wladyslaw Szengel. Ce dernier, un
poète connu, intervenait chaque jour en compagnie de Leonid Fokczanski, du
chanteur Andrzej Wlast, de l’humoriste Wacus l’Esthète et de Pola Braunowna
dans un spectacle intitulé Le Journal vivant, une chronique acerbe de l’existence
dans le ghetto qui foisonnait de piques audacieuses lancées aux occupants
allemands. À ceux qui préféraient la table aux plaisirs de l’esprit, le bar
proposait vins fins et délicieuses spécialités comme l’escalope de volaille ou
le bœuf Strogonoff. Concerts et cuisine attiraient une grande affluence, si
bien que je gagnais assez correctement ma vie à cette époque, de quoi subvenir
à peu près aux besoins de notre foyer, où nous étions alors six.
En vérité, j’aurais vraiment apprécié mon travail au Sztuka,
d’autant que j’y retrouvais nombre
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