Le pianiste
« Hé ! vous, bande de malfrats, gredins, chenapans ! »,
sans mentionner des qualificatifs carrément obscènes. Mais ils trouvaient son
manège hilarant, eux, et ils allaient souvent jusqu’à lui jeter des cigarettes
ou quelques piécettes en échange de ses insultes. Qui pouvait prendre au
sérieux un toqué pareil, après tout ?
Je n’étais pas aussi persuadé de cela que les Allemands, moi.
Encore maintenant, je me demande si, comme tant d’autres, il avait sombré dans
la folie en raison des souffrances endurées ou s’il la simulait pour échapper à
la mort, tout simplement. Non pas qu’il y ait réussi, d’ailleurs…
Les fous ignoraient le couvre-feu, donc. Cette contrainte n’avait
aucun sens pour eux, pas plus que pour les enfants, ces spectres de gamins qui
à cette heure surgissaient peu à peu des caves, des ruelles ou des porches où
ils dormaient, aiguillonnés par un dernier espoir d’apitoyer les cœurs avant
que la nuit ne vide les rues. Ils se campaient au pied des réverbères, contre
les façades ou au milieu de la chaussée, le visage levé, et répétaient qu’ils
avaient faim d’un ton geignard, monotone. Les plus doués pour la musique
chantaient. Leurs voix faibles, fragiles, égrenaient la ballade du jeune soldat
agonisant, abandonné par tous ses camarades sur le champ de bataille, et qui
appelle sa mère, qui l’appelle, mais elle n’est pas là, elle est très loin et
elle ne sait pas que son fils est en train de mourir. Alors c’est la terre qui,
de ses arbres frémissants et de ses herbes parcourues par le vent, doit bercer
le pauvre garçon jusqu’à ce qu’il trouve son repos éternel : « Dors
vite, mon beau, dors bien, mon chéri… » Et une fleur tombée d’un cerisier
sur sa poitrine sans vie sera sa seule croix du mérite.
D’autres tentaient d’en appeler à la conscience des passants,
de les persuader : « On a tellement faim, tellement… On n’a rien
mangé depuis des jours. Donnez-nous un quignon, rien qu’un quignon, ou si vous
n’avez pas de pain au moins une pomme de terre, un oignon, juste de quoi tenir
jusqu’à demain matin. » Mais cet oignon, cette pomme de terre, rares
étaient ceux qui les possédaient, et même dans ce cas ils n’arrivaient pas à
les retrouver dans leur cœur pour les céder aux petits mendiants, parce que la
guerre avait mué leur cœur en pierre.
7
Le beau geste de Mme K.
Au début du printemps 1942, la chasse à l’homme qui avait
été jusqu’alors systématiquement menée dans le ghetto s’est soudain arrêtée. Si
cela ne s’était pas produit de la même manière deux années plus tôt, les gens
en auraient été soulagés ; ils y auraient vu une raison de se réjouir, ils
auraient caressé l’illusion que ce changement annonçait un avenir moins sombre.
Mais là, après vingt-quatre mois de pratique quotidienne des Allemands, personne
ne pouvait encore s’abuser : ils mettaient fin aux rafles tout simplement
parce qu’ils avaient trouvé un meilleur moyen de nous tourmenter. La question
était donc de savoir quelle nouvelle idée leur était venue. Aussitôt, les hypothèses
les plus échevelées ont commencé à circuler, et c’est une anxiété accrue, non
un retour au calme, qui a prévalu.
Certes, cela signifiait que nous pouvions à nouveau dormir
tranquillement à la maison, Henryk et moi, au lieu d’aller nous réfugier dans
le cabinet du chirurgien les nuits d’alerte. Cette cachette ne présentait en
effet aucun confort ; tandis que Henryk s’étendait sur la table d’opération,
je somnolais dans le fauteuil d’examen gynécologique et au réveil, le lendemain
matin, mes yeux tombaient sur les radiographies en train de sécher sur un fil
au-dessus de moi, sur ces formes de cœurs malades, de poumons tuberculeux, de
vessies irritées par les calculs ou d’os fracturés. Mais notre ami médecin qui
était à la tête de cette consultation en partenariat avait dit juste lorsqu’il
nous avait certifié que même pendant leurs traques nocturnes les plus obstinées
les sbires de la Gestapo ne penseraient jamais à fouiller ces locaux, et que c’était
donc là que nous étions le plus en sécurité.
L’apparente accalmie s’est terminée un vendredi de la fin
avril. Ce jour-là, le ghetto a été pris d’une panique inattendue, sans motif
discernable puisque personne n’était en mesure d’apporter une réponse précise
lorsqu’on demandait pourquoi tout le
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