Le pianiste
d’amis et que je pouvais bavarder pendant
les pauses, si je n’avais pas eu la hantise du chemin de retour à la maison
dans la soirée, une perspective qui suffisait à assombrir mes après-midi.
On était à l’hiver 41-42, une saison très rude dans le
ghetto. Un océan de misère s’étendait autour des îlots constitués par la
relative prospérité dont jouissait l’intelligentsia juive et par l’insolente
opulence des spéculateurs. Déjà très affaiblis par la faim, les plus pauvres ne
pouvaient se protéger du froid dans leurs appartements privés de chauffage et
infestés par la vermine. Car les poux étaient omniprésents et rien ne semblait
pouvoir les empêcher de se propager. Ils pullulaient dans les hardes des
passants que vous croisiez sur les trottoirs, et donc dans les trams, dans les
boutiques, dans les escaliers, et jusque sur les plafonds des bureaux
administratifs, d’où ils se laissaient tomber sur vous au cours des multiples
démarches qu’il fallait accomplir. Ils se glissaient entre les pages de votre
journal, parmi la petite monnaie dans votre poche. Ils se collaient même à la
croûte du pain que vous veniez d’acheter. Et chacune de ces immondes créatures
était potentiellement porteuse du typhus.
Inévitable, l’épidémie a bientôt décimé le ghetto. Le typhus
en est arrivé à emporter près de cinq mille habitants tous les mois. On ne
parlait plus que de lui, chez les riches comme chez les pauvres – ces derniers
pour se demander simplement quand ils allaient en être frappés à leur tour, les
premiers pour tenter de mettre la main sur le fameux vaccin du Dr Weigel, qui
les protégerait de la mort. Ce remarquable bactériologiste est vite devenu
aussi célèbre qu’Hitler : le génie du bien contre celui du mal, pourrait-on
dire. D’après une rumeur persistante, les Allemands l’avaient arrêté à Lemberg
mais ils ne l’avaient pas tué, Dieu merci, lui offrant au contraire de devenir
citoyen du Reich. On avait mis à sa disposition un magnifique laboratoire, une
merveilleuse villa et une non moins merveilleuse automobile, après l’avoir
évidemment placé sous la merveilleuse surveillance de la Gestapo afin de s’assurer
qu’il ne prenne pas la poudre d’escampette au lieu de fabriquer à la chaîne des
vaccins destinés à l’armée de l’Est, alors ravagée par les poux. Bien entendu, soutenait
la même rumeur, le Dr Weigel avait refusé la villa et la voiture.
Jusqu’à ce jour, j’ignore ce qu’il y avait de véridique dans
ces histoires. Ce que je sais seulement, c’est qu’il a existé, grâce au Ciel, et
que, après avoir révélé le secret de son vaccin aux Allemands, perdant ainsi
tout intérêt à leurs yeux, il a dû à quelque miracle de ne pas terminer dans la
plus merveilleuse de leurs chambres à gaz. Quoi qu’il en soit, son invention et
la vénalité nazie ont permis à nombre de Juifs de Varsovie d’échapper au typhus,
même si cela devait être pour mourir d’autre façon peu après.
Moi-même, je n’ai pas été vacciné : vu l’état de mes
finances, je n’aurais pu obtenir qu’une seule dose de sérum et je n’avais pas l’intention
de me prévenir contre l’épidémie quand le reste de ma famille serait resté sous
sa menace.
Le taux de mortalité était si élevé que le ghetto n’était
pas en mesure d’enterrer ses morts assez vite. Mais comme il était exclu de les
garder dans les maisons, une solution intermédiaire avait été trouvée : dépouillés
de leurs vêtements – trop nécessaires aux vivants pour leur être laissés –, ils
étaient abandonnés sur les trottoirs, enveloppés de papier journal. Là, ils
attendaient souvent des jours entiers avant que les véhicules du Conseil
passent les ramasser et les conduisent aux fosses communes du cimetière. C’étaient
eux, ces cadavres égrenés par le typhus mais aussi par la famine, qui chaque
soir transformaient en cauchemar mon chemin du café à la maison.
J’étais l’un des derniers à quitter l’établissement avec le
gérant, une fois que les comptes de la journée avaient été établis et que j’avais
empoché mon dû. Les rues étaient plongées dans l’obscurité, presque désertes. Torche
allumée en main, je prenais garde de ne pas trébucher sur les cadavres tandis
que le vent glacial de janvier m’écorchait la figure ou me poussait en avant, froissant
et soulevant leur linceul de papier, exposant ici et là des tibias
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