Le pianiste
desséchés, des
ventres faméliques, des visages mangés par les dents nues, les yeux grands
ouverts sur le néant.
La mort ne m’étant alors pas aussi familière qu’elle allait
le devenir, je pressais le pas sous l’emprise de l’effroi et du dégoût, anxieux
de retrouver les miens. Mère m’attendait avec un bol d’alcool distillé et des
pincettes : toujours soucieuse de la santé de sa famille pendant cette
épidémie, elle ne laissait aucun d’entre nous dépasser le seuil avant d’avoir
retiré un à un les poux accrochés aux chapeaux, aux manteaux et aux vestes, et
de les avoir noyés dans l’alcool.
Au printemps, ma plus grande familiarité avec Roman
Kramsztyk me conduisait souvent à me rendre chez lui à la fin de mon travail. Il
habitait rue Elektoralna et nous avions coutume de rester à discuter jusque
tard dans la nuit. Il avait beaucoup de chance, Kramsztyk, puisqu’il disposait
pour lui seul d’une minuscule chambre mansardée au dernier étage de l’immeuble.
Il avait réuni là tous les trésors personnels qui n’avaient pas été pillés par
les Allemands : un large canapé couvert d’un kilim, deux vieux fauteuils d’excellente
facture, une petite et charmante commode Renaissance, un tapis persan, quelques
vieux fusils, des tableaux et divers bibelots qu’il avait glanés au cours des
années à travers l’Europe, tous d’un goût exquis, un véritable enchantement
pour les yeux. J’aimais ces moments dans la douce lumière jaune de l’abat-jour
qu’il avait lui-même confectionné à bavarder avec entrain en buvant du café
noir. Parfois, si la nuit n’était pas encore tombée, nous allions sur la
terrasse prendre l’air, bien plus pur là-haut que dans les rues poussiéreuses, étouffantes.
Le couvre-feu étant proche, les gens commençaient à s’enfermer chez eux tandis
que dans son déclin le soleil printanier teintait de rose les toits en zinc, que
des nuées de pigeons blancs passaient dans l’azur et que, se jouant du mur, le
parfum des lilas venu de l’Ogrod Saski (le jardin de Saxe) se glissait jusqu’à
nous, les damnés.
C’était alors l’heure des enfants et des fous. Déjà, de
notre perchoir, Roman et moi parcourions des yeux la rue à la recherche de
celle que nous avions surnommée « la Dame aux plumes », une
déséquilibrée étrangement parée : joues très fardées, sourcils d’un
centimètre d’épaisseur tracés au khôl d’une tempe à l’autre, un vieux rideau en
velours émeraude drapé sur sa robe noire déchirée et une immense plume d’autruche
mauve qui s’élevait à la verticale de son chapeau de paille et se balançait au
rythme de ses pas, pressés mais mal assurés. En marchant, elle arrêtait presque
tous les passants pour leur demander, avec un sourire poli, des nouvelles de
son mari. Lequel avait été tué par les nazis sous ses yeux. « Excusez-moi,
mais est-ce que vous n’auriez pas croisé Izaak Szerman, par hasard ? Un
bel homme, grand, avec un collier de barbe gris ? » Elle guettait
avec un regard plein d’attente la réponse, évidemment négative, et là un « Comment,
non ? » plein de dépit fusait de sa bouche, la douleur déformait un
instant ses traits avant de céder la place à un nouveau sourire aussi courtois
que forcé. « Ah ! je vous demande pardon, pardon ! », lançait-elle
avant de reprendre sa route en secouant la tête, partagée entre la confusion d’avoir
fait perdre son temps à un inconnu et la stupéfaction de constater qu’il ne
connaissait pas son époux, Izaak, un être aussi séduisant, aussi délicieux…
C’était après ce moment de la soirée qu’un certain
Rubinstein apparaissait également rue Elektoralna. Échevelé, débraillé, il
brandissait une canne tout en sautillant et en gesticulant, sans cesser de
fredonner, de chuchoter, de s’adresser des discours inaudibles. Il était très
populaire, celui-ci. On savait qu’il arrivait dans l’autre sens dès que l’on
entendait son inévitable cri de ralliement : « Te laisse pas abattre,
mon gars ! » Sa mission consistait à remonter le moral aux autres en
les faisant rire, et certainement ses excentricités, ses remarques cocasses, se
répandaient comme une traînée de poudre à travers le ghetto, semant la bonne
humeur derrière elles. L’une de ses spécialités était de s’approcher avec force
contorsions et grimaces des soldats allemands en faction pour les invectiver
copieusement :
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