Le pianiste
traverser cette masse humaine qui ne
cessait de grossir pour aller trouver le directeur, qui m’a promis qu’Henryk
serait de retour chez nous avant la nuit.
Il a en effet resurgi vers le soir. À ma grande surprise, toutefois,
il était furieux contre moi : d’après lui, je n’aurais jamais dû m’abaisser
à solliciter la bienveillance d’êtres aussi lâches que les policiers juifs ou
les fonctionnaires du Bureau.
« Ah oui ? Tu aurais préféré qu’ils t’emmènent, alors ?
— Ce n’est pas ton affaire ! a-t-il grondé en
retour. C’est moi qu’ils voulaient, pas toi ! Pourquoi venir t’en mêler ? »
Je me suis contenté de hausser les épaules. À quoi bon
discuter avec pareil fou ?
Le même soir, nous avons appris que l’heure du couvre-feu
serait repoussée à minuit afin de permettre aux familles des « personnes
réquisitionnées en tant que main-d’œuvre » de leur apporter des couvertures,
des sous-vêtements propres et des vivres dont les travailleurs forcés auraient
besoin pendant leur voyage. La magnanimité des Allemands était vraiment
touchante, n’est-ce pas ? Et la police juive s’est dépensée sans compter
pour gagner notre confiance.
C’est bien plus tard seulement que j’ai appris que le
millier d’hommes arrêtés dans le ghetto ce jour-là a été conduit droit au camp
de Treblinka, et que les Allemands ont expérimenté avec eux les nouvelles
chambres à gaz et les nouveaux fours crématoires qu’ils venaient d’y installer.
Il y a eu encore un mois paisible et puis soudain, un soir
de juin, le sang a coulé dans le ghetto. Nous étions loin de nous attendre à ce
que la mort s’abatte aussi près de nous.
Comme il faisait très chaud, nous avions fermé les
persiennes de la grande pièce après souper, en laissant les fenêtres ouvertes à
une brise rafraîchissante. L’automobile de la Gestapo est arrivée si vite dans
la rue et les tirs de sommation se sont déclenchés si soudainement que les
Allemands s’étaient déjà précipités dans l’immeuble d’en face le temps que nous
bondissions derrière les volets pour voir ce qui se passait à travers les
fentes. De l’autre côté de la rue nous parvenaient les aboiements des SS, des
cris étouffés, le bruit de lourdes bottes gravissant les escaliers. Des visages
épouvantés apparaissaient aux fenêtres sombres, ouvertes également, puis se
perdaient à nouveau dans la pénombre. À mesure que les SS montaient, les
lumières s’allumaient étage par étage. Juste en face de nous habitait la
famille d’un homme d’affaires que nous croisions souvent dans le quartier. Là
aussi, un flot de lumière a envahi la pièce et nous avons aperçu des soldats
casqués se ruer à l’intérieur, pistolet automatique levé. Nos voisins étaient
encore assis autour de la table, tout comme nous quelques instants auparavant, et
sont restés à leur place, tétanisés d’effroi. Le sous-officier qui commandait
le détachement a pris cela pour une insulte personnelle ; muet d’indignation,
il est resté un moment à regarder la tablée avant de vociférer. « Debout ! »
Ils ont obtempéré aussi vite que possible. Tous, sauf le
grand-père, un vieil homme que ses jambes ne portaient plus. Fou de rage, le
sous-officier s’est avancé vers la table, a posé ses poings sur la table et a
fixé l’infirme de ses yeux furibonds en répétant : « Debout, j’ai dit. »
L’aïeul tentait vainement de se relever en pesant sur les
bras de son fauteuil. Avant même que nous comprenions ce qu’ils allaient faire,
les SS ont fondu sur lui, l’ont soulevé avec son siège, l’ont emporté sur le
balcon et l’ont précipité dans la rue, du troisième étage.
Mère a poussé un cri en fermant les yeux. Père s’était
reculé, chancelant, et Halina s’est empressée auprès de lui tandis que Regina
passait un bras sur les épaules de Mère et lançait d’une voix forte, décidée :
« Du calme ! »
Nous n’avions pu nous détacher de notre poste d’observation,
Henryk et moi. Pendant une ou deux secondes, le grand-père est resté sur son
fauteuil, comme suspendu dans les airs sous nos yeux horrifiés. Puis il a
basculé en avant et nous avons entendu d’abord le siège se briser au sol, ensuite
le bruit sourd d’un corps s’écrasant sur les pavés. Nous sommes restés là en
silence, incapables de bouger ni de détourner notre regard de ce qui était en
train de se passer de
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