Le pianiste
monde était soudain envahi par la peur et
le désespoir. En tout cas, cette énigmatique anxiété a vidé les rues : à
midi, toutes les échoppes avaient fermé et les habitants s’étaient claquemurés
chez eux.
Comme je ne savais pas ce que la direction du café avait
décidé, je me suis rendu au Sztuka à l’heure habituelle, pour trouver porte
close. En revenant à la maison, j’ai moi aussi éprouvé une appréhension
grandissante, toutes les connaissances généralement bien informées que je
consultais en chemin avouant leur ignorance. Impossible de comprendre ce qui se
préparait.
Nous sommes restés debout jusqu’à onze heures du soir, sur
le qui-vive, en vêtements de ville. Et puis, constatant que dehors tout était
calme, nous avons décidé de nous mettre au lit, pratiquement convaincus que cet
accès de peur avait été provoqué par des rumeurs infondées. Le lendemain, Père
a été le premier à sortir. Il est vite revenu, livide d’inquiétude : pendant
la nuit les Allemands avaient ratissé un grand nombre d’immeubles voisins ;
ils avaient traîné dehors plusieurs dizaines d’hommes, soixante-dix au moins d’après
ses informations, et les avaient fusillés dans la rue. Leurs cadavres n’avaient
même pas encore été emportés.
Quel sens pouvait avoir ce nouveau massacre ? Qu’avaient-ils
fait aux Allemands, ces malheureux ? Nous étions horrifiés, et indignés.
La réponse n’est venue que l’après-midi, lorsque des
affiches sont apparues un peu partout. Les autorités allemandes nous
informaient qu’elles avaient été contraintes de « purger » notre
quartier d’« éléments indésirables », mais que ces mesures ne
concernaient pas la fraction loyaliste de la population. Ainsi, magasins et
cafés devaient rouvrir immédiatement et la vie normale reprendre son cours
puisqu’elle n’était pas menacée.
De fait, le mois suivant s’est écoulé tranquillement. Mai
était arrivé : même dans les rares petits jardins du ghetto les lilas
fleurissaient çà et là, les acacias se couvraient de grappes de fleurs en bouton.
Elles étaient sur le point de s’ouvrir quand les Allemands se sont souvenus de
nous. Cette fois, pourtant, il y avait une différence. Ils n’avaient pas l’intention
de s’occuper de nous directement, laissant la charge des rafles à la police et
au Bureau du travail forcé du ghetto.
Quand il avait refusé d’entrer dans les forces policières
juives, soutenant que c’était un repaire de bandits, Henryk avait eu
entièrement raison. Les jeunes recrues étaient pour la plupart issues des
milieux les plus aisés et plusieurs de nos relations en faisaient partie. Le
choc n’en a donc été que plus grand lorsque nous avons vu ces hommes dont nous
serrions jadis la main, que nous avions traités en amis et qui hier encore
jouissaient d’une bonne réputation, se conduire désormais de façon aussi
méprisable. On aurait dit que la mentalité gestapiste était devenue une seconde
nature chez eux. Il suffisait qu’ils endossent leur uniforme et empoignent leur
matraque en caoutchouc pour changer du tout au tout. Ils n’avaient plus d’autre
ambition que de travailler avec la Gestapo, decomplaire à ses officiers,
de parader dans les rues avec eux, de faire montre de leur maîtrise de la
langue allemande et de rivaliser avec leurs maîtres dès qu’il s’agissait d’accabler
la population juive. Ce qui ne les avait pas empêchés de constituer un
orchestre de jazz de la police, lequel, entre parenthèses, était d’excellent
niveau…
Au cours des chasses à l’homme ce mois-là, ils ont opéré
avec la froideur professionnelle de SS « purs Aryens », s’exhibant
dans leurs élégants uniformes, lançant des ordres d’une voix brutale et
tonitruante, copiée sur celle des Allemands, et matraquant tous ceux qui
étaient à leur portée.
J’étais encore à la maison quand Mère est revenue en courant
avec une mauvaise nouvelle : ils avaient raflé Henryk. J’ai résolu de le
tirer de leurs griffes par tous les moyens, même si je ne pouvais compter que
sur ma notoriété de pianiste et si mes propres papiers n’étaient pas en règle. J’ai
dû franchir plusieurs cordons de police, interpellé chaque fois, avant de
parvenir au siège du Bureau du travail. Des groupes d’hommes y arrivaient de
toutes les directions, houspillés par des policiers jouant le rôle de chiens de
troupeau. J’ai réussi péniblement à
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