Le pianiste
l’autre côté de la rue.
Entre-temps, en effet, les SS avaient raflé quelques
douzaines d’hommes dans l’immeuble d’en face et les avaient conduits dehors. Là,
ils ont allumé les phares de leur véhicule et ils ont regroupé leurs prisonniers
dans les faisceaux de lumière. Ils ont démarré, forçant les hommes à courir
devant eux. Il y a eu des cris déchirants venus du bâtiment, des rafales de
mitraillettes sorties de la voiture. Sur la chaussée, les malheureux tombaient
un à un tout en courant. Ils étaient soulevés de terre par les balles, tournaient
sur eux-mêmes, partaient en culbute, comme si le passage de vie à trépas
consistait en une succession de sauts extrêmement compliqués. Un seul d’entre
eux avait réussi à esquiver le feu et à échapper aux phares. Il s’enfuyait à
toutes jambes et nous avons pensé qu’il allait réussir à atteindre le prochain
croisement. Mais le véhicule était muni d’un projecteur mobile, spécialement
destiné à ce genre de cas. Il s’est soudain allumé, a cherché le fugitif. Une
autre volée de balles a crépité et son tour est venu d’accomplir le saut mortel,
les bras levés très haut tandis qu’il partait en arrière et retombait sur le dos.
L’automobile, où tous les SS avaient maintenant repris place,
s’est éloignée en passant sur les cadavres, cahotant légèrement chaque fois que
ses roues rencontraient ces obstacles pas plus gênants que de simples ornières.
Cette nuit-là, au moins une centaine de personnes ont péri
dans le ghetto et pourtant cette opération a paru moins traumatiser les gens
que la précédente, puisque le lendemain boutiques et cafés ont ouvert leurs
portes normalement.
Il est vrai que nous avions un nouveau sujet d’intérêt, maintenant :
parmi leurs multiples activités diurnes, les Allemands s’étaient mis en tête de
se transformer en cinéastes, ce qui ne manquait pas de nous intriguer. Par
exemple, ils surgissaient dans un restaurant, ordonnaient aux serveurs de
dresser une table avec des boissons et des mets recherchés, puis forçaient les
clients à rire et à festoyer pendant qu’ils éternisaient ce moment sur la
pellicule. Cette forme de distraction inédite les conduisait également à filmer
des opérettes à la salle Femina de la rue Leszno, et le concert symphonique qui
chaque semaine se déroulait dans ces locaux sous la direction de Marian
Neuteich. Ou bien ils poussaient le président du Conseil juif à offrir une
luxueuse réception à laquelle toutes les notabilités du ghetto étaient invitées,
et là encore leurs caméras ne cessaient de tourner. Une fois, ils ont même
conduit un troupeau de femmes et d’hommes aux bains publics, les ont forcés à
se déshabiller et à se laver tous ensemble, et cette scène très étonnante a été
filmée dans ses moindres détails.
Il m’a fallu beaucoup, beaucoup de temps pour découvrir que
ces « documents » cinématographiques étaient destinés à la population
allemande du Reich et aux pays sous domination nazie. Les Allemands les avaient
réalisés avant de passer à la liquidation du ghetto afin d’avoir assez de
mensonges à opposer à de troublantes rumeurs pour le cas où l’écho de leurs
forfaits parviendrait jusqu’au reste du monde : de quoi montrer la bonne
vie que menaient les Juifs de Varsovie, mais aussi la honteuse débauche dans
laquelle ils se vautraient, grâce à ces images d’hommes et de femmes se
dénudant côte à côte au bain public…
C’est à peu près vers cette époque que des bruits de plus en
plus inquiétants ont commencé à circuler dans le ghetto avec une insistance et
une régularité grandissantes, même s’ils ne s’appuyaient sur aucune preuve, comme
d’habitude. Personne ne trouvait jamais leur source directe, ni la plus infime
confirmation qu’ils étaient fondés sur une tangible réalité, et pourtant ils
revenaient sans cesse. Un jour, par exemple, tout le monde s’est mis à parler
de l’affreuse situation que connaissait désormais le ghetto de Lodz : contraints
par les occupants à battre leur propre monnaie, les Juifs étaient en train de
mourir de faim par milliers là-bas, personne d’autre ne voulant accepter leurs
pièces de fer sans valeur. Certains prenaient ces informations très au sérieux
alors que chez d’autres elles entraient par une oreille et ressortaient par l’autre.
Après un moment, Lodz a été oublié pour Lublin et Tarnow, où les
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