Le pianiste
mais
des gens tout ce qu’il y a d’ordinaire ! Et c’est pourquoi nous préférons
prendre le risque de garder l’espoir même dans ces dix pour cent de chances que
nous avons de survivre. »
L’ancien directeur approuvait du chef. Il était lui aussi en
complet désaccord avec le dentiste. Les Allemands ne pouvaient pas être assez
stupides pour dilapider l’énorme force de travail que les Juifs représentaient
potentiellement. D’après lui, nous étions destinés à des usines, à de grands
chantiers où la discipline serait de fer, sans doute, mais non à la mort.
Pendant ce temps, son épouse racontait à Mère et à Regina
comment elle avait dissimulé son argenterie dans un mur de leur cave. Il s’agissait
de très belles pièces de grande valeur, leur expliquait-elle, et elle espérait
bien les retrouver à leur place à son retour de déportation.
Quelques heures plus tard, nous avons vu une nouvelle masse
d’évacués se présenter sur l’esplanade. Stupéfaits, atterrés, nous avons aperçu
Halina et Henryk parmi eux. Ainsi, ils allaient devoir partager notre sort, également,
quand cela avait été un tel réconfort de les croire en sécurité, eux au moins…
Je me suis avancé en hâte vers mon frère. Convaincu que c’était
sa stupide intransigeance qui les avait conduits à échouer là, je l’ai assailli
de questions et de reproches avant de lui laisser le temps de s’expliquer. Il n’aurait
pas daigné me répondre, de toute façon. Sans un mot, il a haussé les épaules, a
sorti de sa poche une petite édition oxfordienne de Shakespeare, s’est installé
un peu en retrait de nous et s’est plongé dans sa lecture.
C’est donc Halina qui nous a narré ce qui s’était passé :
ayant appris au dépôt que nous avions été conduits à l’ Umschlagplatz, ils
s’étaient tout simplement portés volontaires pour partir aussi, parce qu’ils
entendaient rester avec nous.
Quelle bêtise ! Comment s’étaient-ils laissé emporter
par leurs émotions de cette manière ? Aussitôt, j’ai résolu de tout faire
pour les tirer de là au plus vite. Ils n’étaient même pas sur la liste des
évacués, après tout ! Ils devaient pouvoir rester à Varsovie.
Il se trouve que le policier juif qui les avait escortés me
connaissait, étant un habitué du café Sztuka. J’ai pensé que je serais en
mesure de l’attendrir facilement, d’autant que mon frère et ma deuxième sœur n’avaient
aucune raison officielle d’être là. Je me trompais, malheureusement. Il n’a pas
voulu entendre parler de les laisser repartir. Comme tous ses semblables, il
avait l’obligation de livrer au moins cinq personnes par jour à l’ Umschlagplatz, au risque d’être lui-même déporté s’il ne remplissait pas ce quota. Avec
Halina et Henryk, il avait le compte et il ne se sentait pas du tout d’attaque
pour se remettre en chasse de deux remplaçants Dieu sait où… D’après lui, cette
mission était de plus en plus pénible à accomplir car les gens se cachaient
maintenant au lieu de répondre aux coups de sifflet. Et d’ailleurs il était
écœuré par tout cela.
Je suis revenu à mon groupe les mains vides, très abattu. Même
cette dernière tentative de sauver au moins deux d’entre nous avait échoué à l’instar
de toutes les précédentes. Je me suis assis à côté de Mère, la tête basse.
Il était dix-sept heures, mais la chaleur restait intense et
la foule continuait à grossir sans arrêt. Séparées dans la cohue, nombre de
familles se cherchaient à grands cris. Des rues voisines nous parvenaient le
bruit des tirs et les hurlements qui prouvaient qu’une nouvelle rafle était en
cours. La tension ne cessait de grandir dans l’attente du train que des rumeurs
disaient sur le point d’arriver.
Plus que tout le reste, nos nerfs étaient particulièrement
éprouvés par la sempiternelle question de la jeune inconnue près de nous :
« Pourquoi j’ai fait ça ? » Nous avions appris à quoi elle
faisait allusion, entre-temps, grâce à notre ami le négociant qui avait mené
une rapide enquête : au moment où leur immeuble était évacué, elle s’était
jetée avec son mari et leur nourrisson dans une cachette qu’ils avaient
préparée. Au moment où les policiers passaient de l’autre côté de la cloison, le
bébé s’était mis à pleurer. Folle de peur, la jeune mère l’avait étouffé de ses
propres mains. Hélas ! cela n’avait servi à
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