Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Le pianiste

Le pianiste

Titel: Le pianiste Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Wladyslaw Szpilman
Vom Netzwerk:
ils ont basculé dans
le même silence hébété, parfois troublé par un accès de panique lorsqu’il
prenait l’envie à un SS d’abattre au passage quelqu’un qui ne s’était pas
écarté de son chemin assez rapidement, ou sans manifester une humilité
suffisante.
    Une jeune femme était assise sur le sol non loin de nous, la
robe déchirée, les cheveux en désordre, comme si elle s’était battue peu de
temps avant. Mais elle était plutôt calme maintenant, le visage figé, les yeux
perdus dans le vide, sa main grande ouverte sur sa gorge qu’elle serrait en
répétant de temps à autre dans une monotone litanie : « Pourquoi j’ai
fait ça ? Pourquoi j’ai fait ça ? » Près d’elle, un homme du
même âge, certainement son mari, tentait de la calmer en lui parlant à voix
basse, sans qu’elle ne paraisse en avoir conscience.
    Parmi le flot humain qui avait commencé à se déverser sur l’esplanade,
il y avait nombre d’amis ou de relations qui s’approchaient pour nous saluer. Par
la force de l’habitude, ils se forçaient à engager un semblant de conversation,
mais ces tentatives tournaient court et ils s’éloignaient, préférant être seuls
dans leur lutte contre le désespoir.
    Plus le soleil montait, inflexible, plus nous étions
tenaillés par la faim et la soif. Le soir précédent, nous avions fini la soupe
et le pain qui nous restaient. Au bout d’un moment, ne pouvant plus tenir en
place, je me suis décidé à aller marcher un peu.
    L’enceinte ne cessait de se remplir. À chaque pas, je devais
contourner des groupes de gens, debout ou assis. Les discussions tournaient
toutes autour de la même question : quelle était notre réelle destination ?
Était-ce vraiment pour travailler que nous allions être déplacés, ainsi que la
police juive avait voulu nous en persuader ?
    J’ai aperçu des vieillards étendus dans un coin, des hommes
et des femmes qui avaient sans doute été raflés dans un hospice. D’une maigreur
affreuse, ils paraissaient à bout de forces, consumés par la chaleur et les
privations. Certains avaient les yeux fermés et gardaient une telle rigidité qu’on
se demandait s’ils étaient encore en vie ou seulement mourants. Si nous étions
réellement évacués en tant que force de travail, comment expliquer leur
présence ici, avec nous ?
    Des femmes avec leur bébé dans les bras se traînaient de
groupe en groupe, quémandant quelques gouttes d’eau. C’était bien sûr à dessein
que les Allemands avaient coupé l’alimentation en eau de l’ Umschlagplatz. Les
petits avaient déjà un regard mort sur lequel leurs paupières se fermaient à
leur insu. Somnolents, hagards, ils ouvraient et fermaient leur bouche
desséchée comme des poissons de taille trop modeste abandonnés sur la rive par
les pêcheurs.
    Quand j’ai rejoint mes proches, ils avaient de la compagnie :
une amie de ma mère s’était assise auprès d’elle et son mari, jadis directeur d’un
magasin important, avait formé avec mon père et une autre de leurs
connaissances un cercle de discussion dont je me suis approché. Alors que le négociant
paraissait assez optimiste, le troisième, un dentiste qui avait exercé non loin
de chez nous, rue Sliska, portait un regard des plus noirs sur notre situation.
D’une voix indignée, empreinte d’amertume, il s’est exclamé :
    « C’est une honte pour nous tous ! Nous les
laissons nous conduire à la tuerie comme des moutons à l’abattoir ! Si
nous attaquions les Allemands, le demi-million que nous sommes, nous pourrions
nous libérer du ghetto, ou en tout cas mourir dignement au lieu de laisser une
page aussi honteuse dans l’Histoire ! »
    Père l’écoutait, d’un air assez embarrassé mais avec un
sourire compréhensif. Réprimant un imperceptible mouvement de lassitude, il a
remarqué :
    « Comment êtes-vous si sûr qu’ils nous envoient à la
mort ? »
    En se tordant les mains, le dentiste a répliqué avec
nervosité :
    « Je n’en suis pas absolument certain, évidemment !
Comment le pourrais-je ? Vous croyez peut-être qu’ils nous le diraient ?
Mais il y a quatre-vingt-dix chances sur cent qu’ils ont l’intention de tous nous
liquider, croyez-moi ! »
    Père a eu un nouveau sourire, comme si cette réponse venait
le confirmer dans ses convictions.
    « Regardez ! lui a-t-il demandé en désignant d’un
geste la foule sur l’esplanade : nous ne sommes pas des héros, nous,

Weitere Kostenlose Bücher