Le pianiste
d’un
air résigné. Le plus tôt sera le mieux, vraiment. Parce que c’est ce qui nous
attend tous, nous autres… Après un silence, il a repris : Bon, tu viens
chez nous, n’est-ce pas ? Ça nous remontera un peu le moral à tous. »
J’ai accepté et j’ai passé cette première nuit sous leur
toit.
Le lendemain matin, je suis allé voir Mieczyslaw Lichtenbaum,
le fils du nouveau président du Conseil juif, que j’avais maintes fois croisé à
l’époque où je me produisais dans les cafés du ghetto. Il a émis l’idée que je
pourrais jouer au casino des unités d’extermination nazies, là où les officiers
SS et de la Gestapo venaient se détendre le soir après s’être fatigués toute la
journée à assassiner des Juifs, servis à table par des Juifs qui connaîtraient
tôt ou tard le même sort. Je ne pouvais bien évidemment pas accepter cette
proposition, ce qui dépassait l’entendement de Lichtenbaum. Très froissé par
mon refus, et sans plus ample discussion, il m’a fait inscrire sur le rôle des
ouvriers chargés de la démolition de l’enceinte de l’ancien Grand Ghetto
puisque ce quartier allait être réintégré à la ville « aryenne » . Et c’est ainsi que, le
jour suivant, je suis sorti de la zone juive de Varsovie pour la première fois
en deux années.
C’était une belle et chaude journée, vers le 20 août. La
canicule se poursuivait depuis des semaines, comme au cours de ces dernières
heures passées avec ma famille à l’ Umschlagplatz. Nous sommes partis en
colonne, à quatre par rangée, encadrés par des contremaîtres juifs et gardés
par deux SS. Nous avons fait halte place Zelazna Brama et… Alors il y avait
encore un endroit au monde où l’on vivait ainsi ! Devant la halle du
marché, pour l’instant fermé et que les Allemands se disposaient visiblement à
transformer en un complexe de magasins, des marchands à la criée avaient ouvert
leurs bourriches. Sous les vifs rayons du soleil, fruits et légumes luisaient
de toutes leurs couleurs, les écailles des poissons étincelaient, les
couvercles en fer des conserves miroitaient. Les femmes passaient d’un étal à l’autre,
discutaient les prix, emplissaient leur cabas et repartaient vers le
centre-ville pendant que les changeurs répétaient inlassablement leur appel :
« De l’or, achetez de l’or ! Dollars, roubles ! Achetez ! »
Il y a eu des coups de klaxon insistants et bientôt la masse
vert-de-gris d’un véhicule de la police s’est profilée dans une rue adjacente. Dans
l’affolement, camelots et trafiquants ont rassemblé leurs affaires. D’un coup, cette
place si tranquille a basculé dans un chaos indescriptible, chacun bousculant
son voisin pour s’enfuir au plus vite. Même ici, donc, tout n’était pas aussi idyllique
qu’en apparence…
Nous nous efforcions d’avancer le plus lentement possible dans
la démolition du mur afin de garder cet emploi assez longtemps. Les chefs de
chantier juifs ne nous houspillaient pas et les SS se comportaient avec plus de
retenue que dans le ghetto : ils restaient en retrait, très occupés à
bavarder ensemble et à regarder partout.
Dès que le fourgon de police a disparu, les marchands ont
repris leur poste et le calme est revenu. Mes compagnons interrompaient à tour
de rôle leur travail pour aller faire leurs emplettes, qu’ils rangeaient
ensuite dans les sacs qu’ils avaient apportés avec eux, ou dans la ceinture de
leur pantalon, ou dans leurs poches. Moi qui n’avais pas une seule pièce devant
moi, je devais me contenter de les observer tandis que la faim me donnait des
vertiges.
Un couple qui venait d’Ogrod Saski est passé près de nous, tous
deux âgés d’une vingtaine d’années et habillés avec recherche. La jeune femme
était si ravissante que je ne pouvais détacher mes yeux d’elle. Un sourire sur
ses lèvres fardées, elle ondulait légèrement des hanches en marchant et dans le
soleil ses cheveux blonds formaient un halo doré autour de son charmant visage.
En nous voyant, elle a ralenti le pas et s’est écriée :
« Regarde ! Oh ! mais regarde !
Interloqué, son compagnon lui a lancé un regard perplexe.
— Des Juifs !
Il a paru encore plus étonné.
— Et alors ? Tu n’en avais jamais vu, avant ? »
Son sourire a pris une nuance gênée. Elle s’est serrée
contre son cavalier et ils sont repartis vers le marché.
Cet après-midi-là, j’ai pu emprunter à l’un de
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