Le pianiste
coup de sifflet dans la cour…
Il était inutile de lutter, désormais. J’avais fait ce que j’avais
pu pour sauver mes proches et moi-même, une entreprise clairement vouée à l’échec
depuis le début. Peut-être Halina et Henryk allaient-ils connaître un sort
meilleur que le nôtre ? C’était notre unique consolation.
Nous nous sommes habillés en hâte tandis que des voix
brutales résonnaient en bas, nous sommant de nous dépêcher. Mère a rassemblé
dans un petit baluchon les quelques affaires à portée de sa main et nous nous
sommes engagés dans les escaliers.
9
L’Umschlagplatz
C’était, à la limite du ghetto, une esplanade desservie par
des voies ferrées au milieu d’un réseau de ruelles sales. Malgré leur
rébarbative apparence, ces lieux avaient vu passer bien des trésors avant la
guerre. Des marchandises venues du monde entier avaient été débarquées sur ces
quais, négociées ici même par des hommes d’affaires juifs et réparties dans les
magasins de Varsovie après un court séjour dans les dépôts de la rue Nalewki ou
du passage Simon. Ce que les Allemands avaient transformé en leur Umschlagplatz présentait la forme d’un immense ovale bordé en partie d’immeubles, en partie
de grillages, et dans lequel les routes de livraison avaient convergé comme des
ruisseaux vers un lac, établissant un lien nourricier avec la ville. Elles
étaient maintenant bloquées par des portes et la place était devenue un centre
d’enfermement pouvant contenir plus de huit mille personnes.
À notre arrivée, pourtant, il y avait encore peu de monde. Les
gens allaient et venaient, cherchant vainement un point d’eau en cette chaude
journée de la fin de l’été. Le ciel avait pris une nuance bleu-gris, comme s’il
était en train de se consumer dans la fournaise réverbérée par le sol tassé et
les façades éblouissantes. Le soleil, énorme boule de feu, exprimait les
dernières gouttes de sueur des corps épuisés.
Il y avait un espace désert aux abords de l’une des rues
désormais condamnées, que chacun évitait soigneusement d’approcher mais vers
lequel les regards horrifiés ne cessaient de revenir. Des cadavres étaient
allongés là. Ceux qui avaient été tués la veille pour avoir désobéi à un ordre
ou à un autre, peut-être même pour avoir essayé de s’échapper. Des hommes, surtout,
mais on voyait aussi une jeune femme et deux petites filles, toutes les trois
avec le crâne affreusement ouvert. Le mur qui les surplombait portait des
traces de sang et de matière cervicale séchée. Celles-là avaient été
assassinées selon une méthode chère aux occupants nazis : tenues par les
jambes et projetées la tête la première contre les briques. De grosses mouches
noires s’affairaient sur les flaques sanguinolentes à terre et sur les corps
qui semblaient enfler et pourrir à vue d’œil dans cette chaleur.
Nous nous étions installés pour attendre le train, Mère
assise sur notre baluchon, Regina accroupie près d’elle, moi debout. Père
faisait les cent pas, les mains dans le dos, quatre enjambées dans un sens, quatre
dans l’autre. C’est seulement là, dans cette lumière aveuglante, le souci constant
de trouver une issue à ma famille s’avérant désormais inutile, que j’ai pris le
temps d’observer plus attentivement notre mère. Son apparence s’était
dramatiquement altérée, même si elle semblait garder un grand calme. Sa
chevelure jadis si belle, si bien entretenue, tombait en mèches livides et
désordonnées sur ses traits creusés par l’anxiété ; ses yeux d’un noir
intense étaient éteints ; de temps en temps, un tic nerveux parcourait son
visage de la tempe gauche à la commissure des lèvres, une réaction que je ne
lui avais jamais vue et qui prouvait à quel point elle était affectée par cet
endroit. La tête dans les mains, Regina pleurait. Des larmes s’écoulaient entre
ses doigts.
Des camions ne cessaient de venir s’arrêter devant les
portes de l’ Umschlagplatz, débarquant leur cargaison humaine qui était
aussitôt conduite à l’intérieur. Les nouveaux arrivants ne dissimulaient pas
leur désespoir, les hommes s’interpellant avec des voix agitées, les femmes et
les enfants qui étaient séparés d’eux les appelant avec des cris étranglés, des
sanglots convulsifs. Très vite, cependant, l’accablement qui pesait comme une
chape de plomb sur l’esplanade a commencé à les envahir et
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