Le pianiste
rien : ses plaintes puis
ses râles n’avaient pas échappé aux sbires, qui avaient fini par les découvrir.
À un moment, un garçon est arrivé vers nous en se frayant un
chemin dans la foule. Il avait une boîte de bonbons accrochée au cou par une
ficelle et les proposait à un prix absurde, quand bien même on se demandait ce
qu’il pensait faire de tout cet argent par la suite… En réunissant nos
dernières petites pièces, nous n’avons pu lui acheter qu’un seul caramel à la
crème. Père l’a découpé en six parts avec son couteau de poche. C’est le
dernier repas que nous avons pris tous ensemble.
Une heure plus tard, la nervosité est encore montée d’un
cran avec l’arrivée de plusieurs automobiles allemandes. Les policiers qui en
sont descendus ont entrepris d’inspecter la foule en choisissant les plus
jeunes et les plus solides. Ces heureux élus étaient à l’évidence destinés à un
meilleur sort, en ont conclu les gens, et aussitôt des milliers d’entre eux ont
cherché à se rapprocher de la sélection en hurlant et en jouant des coudes pour
être remarqués par les Allemands. Lesquels ont répondu en tirant en l’air. Le
dentiste, qui était resté près de nous, était suffoqué par l’indignation. Il a
pris violemment mon père à partie, comme si toute cette confusion était de sa
faute :
« Alors, maintenant vous me croyez quand je dis qu’ils
vont tous nous tuer ? Vous me croyez ? Ceux qui sont aptes au travail
vont rester ici. Et là-bas… là-bas c’est la mort qui nous attend… »
Sa voix s’est brisée dans ses efforts pour se faire entendre
malgré les cris. Son doigt est reste tendu dans la direction où le convoi
allait s’ébranler tout à l’heure.
Père n’a pas répondu : il était trop démoralisé. Le
directeur du magasin, pour sa part, s’est autorisé un petit sourire ironique. Il
restait plein de confiance, lui, estimant que la sélection de quelques
centaines d’individus n’avait aucune signification particulière.
Ayant regroupé ceux dont ils avaient besoin, les Allemands
ont fini par repartir mais l’agitation ne s’est pas pour autant calmée. Peu
après, nous avons entendu une locomotive siffler au loin, puis le bruit des
roues se rapprochant peu à peu sur les rails. Quelques minutes encore et le
train est apparu. Plus d’une douzaine de wagons à bestiaux ou de marchandises
approchaient. La brise du soir, qui soufflait dans le même sens, nous portait
une odeur de chlore suffocante.
Au même instant, le cordon de policiers juifs et de SS
déployé autour de l’esplanade a entrepris d’avancer en se resserrant vers le
centre. Ils tiraient en l’air pour nous effrayer, à nouveau. Les gémissements
des femmes et les pleurs des enfants ont redoublé.
Nous nous sommes préparés au départ. Pourquoi attendre encore ?
Mieux valait trouver une place rapidement. À quelques pas du train, les gardes
avaient établi un large corridor qui laissait la foule s’écouler vers le convoi.
Le temps que nous nous rapprochions un peu, les premiers
wagons étaient déjà pleins, mais les SS continuaient à pousser les gens à l’intérieur
avec la crosse de leur fusil, insensibles aux cris de douleur qui montaient du
fond. Même hors du train, l’odeur de chlore gênait la respiration, alors dans
cette cohue… Qu’avait-il pu se passer là-dedans pour avoir nécessité une
quantité de désinfectant aussi massive ?
Nous étions environ à mi-chemin de la voie lorsque j’ai
entendu soudain crier : « Hé ! Szpilman, par ici, par ici ! »
Quelqu’un m’a attrapé par le collet et m’a tiré sans ménagement de l’autre côté
du cordon de policiers.
Qui avait osé ? Je ne voulais pas être séparé de ma
famille. Je voulais rester avec eux !
Le dos des gardes serrés les uns contre les autres me
bouchait la vue. Je me suis élancé en avant mais ils n’ont pas bougé de leur place.
Par-dessus leurs épaules, j’ai entrevu Mère et Regina, que Henryk et Halina
étaient en train d’aider à se hisser péniblement dans un wagon. Père restait un
peu en arrière, me cherchant des yeux.
« Papa ! »
Il m’a aperçu, a fait deux ou trois pas dans ma direction et
s’est arrêté. Très pâle, il hésitait. Puis ses lèvres tremblantes ont formé un
sourire navré, il a levé une main et m’a fait un signe d’adieu, comme si j’étais
revenu dans le fleuve de la vie et qu’il prenait congé de moi de
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