Le pianiste
soigneusement pour tromper nos estomacs affamés.
C’est là que j’ai connu pour la première fois le travail au
service des Allemands. Du matin au soir, je déplaçais meubles, miroirs, tapis, draps
et couvertures, manteaux et sous-vêtements, des objets qui appartenaient encore
à des anonymes quelques jours plus tôt, qui avaient défini leur espace
domestique et révélaient que leurs propriétaires avaient bon ou mauvais goût, qu’ils
étaient riches ou pauvres, généreux ou mesquins… Désormais, ils n’étaient que
des objets livrés à eux-mêmes, jetés négligemment en tas, manipulés par des
mains indifférentes. De temps à autre, pourtant, quand je charriais une brassée
de linge fripé, il en montait soudain, avec la délicatesse d’une réminiscence, la
trace subtile du parfum favori de celle qui avait porté ces robes ; ou
bien c’était un monogramme coloré qui, en se détachant sur le tissu blanc, attirait
fortuitement mon regard. Mais en réalité je n’avais pas le temps de m’abandonner
à ces pensées : il suffisait d’avoir l’air songeur, ou même distrait, pour
recevoir un coup de matraque ou de botte ferrée du policier en faction. Et on
pouvait le payer de sa vie, également : ainsi de ces deux jeunes gens
abattus sur place parce qu’ils avaient eu le malheur de laisser échapper une
grande glace de salon et qu’elle s’était brisée.
Le 2 août, tôt le matin, tous les Juifs du Petit Ghetto ont
été sommés d’évacuer les lieux avant six heures du soir. J’ai juste eu le temps
d’aller récupérer quelques vêtements et des couvertures à notre appartement de
la rue Sliska, ainsi que mes compositions, le recueil d’articles consacrés à
mes concerts et à mon œuvre musicale, et le violon de Père. Tout ce que nous
possédions désormais s’est retrouvé dans une charrette à bras que je me suis
escrimé à tirer jusqu’à notre nouvel abri.
Un peu plus tard, vers le 5 du même mois, je descendais la
rue Gesia à la faveur d’une courte pause dans mon travail quand j’ai vu Janusz
Korczak et ses orphelins quitter le ghetto.
L’évacuation des orphelinats crées par ce grand philanthrope
venait d’être ordonnée et les Allemands entendaient que les enfants partent
seuls. Korczak, qui avait déjà été assez fortuné pour rester en vie, avait
réussi à les persuader de l’arrêter, lui aussi. Après avoir passé tant d’années
avec ses petits protégés, il ne voulait pas les abandonner dans cet ultime
voyage. Et comme il entendait leur rendre l’épreuve moins difficile il leur
avait expliqué qu’il s’agissait d’une excursion à la campagne, qu’ils allaient
enfin sortir des murs étouffants du ghetto pour découvrir des prairies en
fleurs, des ruisseaux où ils pourraient se baigner, des bois remplis de
groseilles et de champignons… Il leur avait recommandé de revêtir leurs plus
beaux habits et c’est ainsi qu’ils sont apparus sous mes yeux, deux par deux, bien
habillés et le cœur en fête.
La petite colonne était emmenée par un SS qui en bon
Allemand aimait les enfants, même ceux qu’il conduisait dans l’autre monde. Il
avait été particulièrement charmé par un garçon d’une douzaine d’années, un
jeune violoniste qui avait pris son instrument sous le bras. Il lui a demandé
de se placer en tête de la procession et de jouer des airs entraînants. C’est
de cette manière qu’ils se sont mis en route.
Lorsque je les ai croisés rue Gesia, les bambins ravis
chantaient tous en chœur, accompagnés par le petit violoniste. Korczak portait
deux des plus jeunes orphelins, lesquels rayonnaient aussi tandis qu’il leur
racontait quelque conte merveilleux.
Je suis certain que même bien plus tard, au camp, lorsque le
gaz zyklon B commençait à attaquer leurs poumons et qu’une terreur indicible
succédait soudain à l’espoir, je suis certain que « Papy Docteur » a
dû parvenir à leur murmurer, dans un dernier effort : « Tout va bien,
les enfants, tout ira bien », et qu’il a au moins essayé d’épargner aux
petits dont il avait la charge l’approche effrayante de la mort.
Notre tour est venu, finalement. C’était le 16 août 1942. Une
sélection ayant été menée au dépôt où nous étions employés, seuls Henryk et
Halina avaient été jugés aptes à continuer le travail. Père, Regina et moi
avons été consignés dans notre logement. Peu après, l’immeuble a été encerclé. Il
y a eu un
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