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Le pianiste

Le pianiste

Titel: Le pianiste Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Wladyslaw Szpilman
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l’autre ? »

18

Le Nocturne en ut dièse mineur
    Je me suis laissé tomber sur la chaise qui se trouvait près
du placard. Je sentais brusquement, avec la certitude instinctive du somnambule,
que mes forces me trahiraient si je tentais d’échapper à ce nouveau coup du
sort. Alors je suis resté à ma place, haletant, fixant d’un regard morne cette
apparition. Un long moment s’est écoulé avant que je puisse balbutier :
    « Faites ce que vous voulez de moi. Je ne bougerai pas
d’ici.
    — Je n’ai pas l’intention de vous faire quoi que ce
soit ! a répliqué l’officier en haussant les épaules. Eh bien, quel est
votre métier ?
    — Je… je suis pianiste. »
    Il m’a observé avec une attention accrue, d’un air
clairement soupçonneux, puis son regard a dérivé vers le reste de l’appartement.
Il venait d’avoir une idée, apparemment.
    « Vous voulez bien venir avec moi ? »
    Nous sommes passés à côté, dans ce qui avait été la salle à
manger, puis encore dans une autre pièce où un piano se dressait contre l’un
des murs.
    Il a pointé l’index sur l’instrument.
    « Jouez quelque chose ! »
    Comment ? Monsieur l’officier ignorait-il que tous les
SS des environs allaient arriver en courant dès qu’ils entendraient les
premières notes ? Je l’ai dévisagé avec perplexité, sans bouger, et il a
dû percevoir mon embarras puisqu’il a ajouté d’un ton rassurant :
    « Ne vous inquiétez pas, je vous assure. Si quelqu’un
vient, vous irez vous cacher dans le garde-manger et je dirai que c’est moi qui
voulais l’essayer, ce piano… »
    Quand j’ai posé mes doigts sur le clavier, j’ai senti qu’ils
tremblaient. Habitué que j’avais été à gagner ma vie en plaquant des accords, je
devais donc la sauver maintenant de la même manière ! Quel changement !…
Et ces doigts agités de frissons, privés d’exercice depuis deux ans et demi, raidis
par le froid et la saleté, embarrassés par des ongles que je n’avais pu couper
depuis l’incendie qui avait failli m’emporter ! Pour ne rien arranger, l’instrument
se trouvait dans une pièce dont les fenêtres avaient été brisées et les
réactions de sa caisse imprégnée d’humidité seraient sans doute désastreuses.
    J’ai joué le Nocturne en ut dièse mineur de
Frédéric Chopin [4] .
Le son vitreux des cordes mal tendues s’est répandu dans l’appartement désert, est
allé flotter sur les ruines de la villa d’en face pour revenir en échos
étouffés, d’une rare mélancolie. Lorsque j’ai terminé le morceau, le silence n’en
a semblé que plus oppressant, irréel. Un chat solitaire s’est mis à miauler
dans la rue. Puis il y a eu un coup de feu en bas, ce bruit agressif, sans
appel, si typiquement allemand…
    L’officier me regardait sans rien dire. Au bout de quelques
minutes, il a poussé un soupir avant de murmurer :
    « En tout cas vous ne devez pas rester ici. Je vais
vous sortir de là. En dehors de Varsovie, dans un village, vous serez moins en
danger.
    J’ai secoué la tête, lentement mais avec fermeté.
    — Non, je ne partirai pas. Je ne peux pas.
    À cette réponse, il a sursauté. Il venait enfin de
comprendre pour quelle raison je me cachais parmi ces ruines, visiblement.
    — Vous… vous êtes juif ? m’a-t-il demandé d’une
voix oppressée.
    — Oui. »
    Pour la première fois depuis notre rencontre, il a décroisé
les bras et s’est assis dans le fauteuil qui flanquait le piano, comme si cette
révélation demandait à être mûrement considérée.
    « Euh, oui, certes… (Sa voix était à peine audible.) Dans
ce cas je comprends, en effet… (Il est resté plongé dans ses réflexions, puis une
autre question lui est venue :) Votre cachette, où est-elle ?
    — Le grenier.
    — Montrez-moi comment c’est, là-haut. »
    Nous sommes montés ensemble. Il a inspecté les lieux avec un
soin et une compétence qui lui ont permis de découvrir ce que je n’avais pas
encore remarqué moi-même : à l’aplomb du faîtage, juste au-dessus de l’entrée,
il y avait une soupente en planches pratiquement impossible à discerner dans la
pénombre. Aussitôt, il m’a déclaré que je ferais mieux de me cacher dans ce
recoin, puis il m’a aidé à chercher une échelle pour y accéder. Une fois en
sécurité sur ce perchoir, je n’aurais qu’à l’enlever et à la ranger près de moi.
    Tandis que nous concevions et mettions en

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