Le pianiste
en Allemagne.
Sa dernière permission remontait à la Pentecôte 1944. Il
existe une belle photo de l’officier échappé un moment de la sale guerre, impeccable
dans son uniforme blanc, entouré des êtres aimés, sa femme et ses enfants. Une
image idyllique, empreinte d’une paix éternelle.
La famille Hosenfeld a conservé précieusement les deux
calepins couverts d’une écriture serrée. La dernière annotation date du 11 août
1944, ce qui signifie que le capitaine transmettait ses commentaires les plus
dévastateurs à ses proches par la poste militaire. On redoute d’imaginer ce qui
lui serait arrivé si les deux carnets étaient tombés entre les mains des
sinistres sbires en manteaux de cuir… Ils l’auraient massacré sur place.
Le fils de Wilm Hosenfeld m’a donné une description très
vivante de la personnalité de son père : « C’était un enseignant
passionné par son travail, qui prenait à cœur sa mission de pédagogue. Après la
Première Guerre mondiale, à une époque où les punitions corporelles étaient
encore la règle dans les établissements scolaires, il traitait ses élèves avec
un respect et une patience très inhabituels. À l’école de village de Spessart, il
lui arrivait souvent de prendre ceux de la petite classe sur ses genoux pour
les aider à déchiffrer l’alphabet s’ils n’y arrivaient pas bien. Et il avait
toujours deux mouchoirs dans sa poche, un pour lui et un autre pour ses plus
jeunes élèves, dont le nez coulait tout le temps !
« Pendant l’hiver 39-40, l’unité de mon père, qui avait
quitté Fulda pour la Pologne à l’automne, a été stationnée dans la petite ville
de Wegrow, à l’est de Varsovie. Auparavant, les autorités allemandes avaient
réquisitionné tout le foin destiné au départ à l’armée polonaise. Par une
journée très froide, mon père a aperçu par hasard un SS qui s’était emparé d’un
garçon, un écolier, qu’on venait de surprendre en train de dérober du foin
réquisitionné dans une grange. À peine une brassée, sans doute, mais il était
clair que l’autre s’apprêtait à l’abattre, pour le punir de son vol et pour
faire un exemple. Mon père m’a raconté qu’il s’était jeté sur le SS en criant :
“Vous ne pouvez pas tuer cet enfant !” Alors le SS a sorti son pistolet, l’a
braqué sur lui et lui a dit d’une voix menaçante : “Si tu ne disparais pas
d’ici tout de suite, je te tue toi aussi !” Il lui a fallu très longtemps
pour surmonter le choc. Il n’en a parlé qu’une fois, deux ou trois ans plus
tard, pendant une permission. J’ai été le seul de la famille à entendre cette
histoire. »
Wladyslaw Szpilman a retrouvé son piano à la radio de
Varsovie dès la fin de la guerre. Les programmes de la station ont repris
précisément avec son interprétation de l’œuvre de Chopin qu’il était en train de
jouer le jour de 1939 où un déluge de bombes allemandes avait réduit l’émetteur
au silence. On pourrait dire que la retransmission de ce Nocturne en ut dièse mineur n’avait donc été que brièvement interrompue : six années, le
temps que Herr Hitler puisse exécuter sa partition sur la scène mondiale…
Szpilman est resté sans aucunes nouvelles de son ange
gardien pendant quatre ans. En 1950, pourtant, un témoignage inattendu allait
se présenter : un certain Leon Warm, Juif polonais partant vivre à l’étranger,
avait fait un détour par l’Allemagne fédérale pour rendre visite à la famille
Hosenfeld. L’un des fils de Wilm devait écrire à ce sujet : « Au
cours des premières années qui ont suivi la guerre, ma mère vivait avec mon
frère cadet et ma sœur dans une partie de notre ancien logement de fonction de
l’école de Thalau, un village du massif montagneux du Rhœn. Le 14 novembre 1950,
un sympathique jeune Polonais s’est présenté chez elle. Il cherchait mon père, qu’il
avait connu à Varsovie pendant la guerre. Il se trouve que cet homme avait
réussi à ouvrir une des bouches d’aération condamnées par des fils barbelés
dans le wagon à bestiaux où il avait été enfermé avec ses compagnons d’infortune,
en route pour le camp d’extermination de Treblinka. Il avait sauté du train en
marche, échappant à la mort. Mon père, qu’il avait rencontré par l’intermédiaire
d’amis de Varsovie, lui avait obtenu un laissez-passer sous un faux nom et lui
avait trouvé une place d’employé au complexe
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