Le pianiste
Une ville meurt. Très vite
retiré des librairies par les laquais polonais de Staline, il n’a plus été
réédité jusqu’à ce jour, ni en Pologne ni ailleurs. À une époque où les pays
conquis par l’armée Rouge voyaient la poigne de leurs libérateurs se refermer
sur leur gorge, la nomenklatura d’Europe de l’Est ne pouvait tolérer de
témoignages aussi directs, aussi sincères, aussi exigeants que celui-ci. Ils
étaient trop porteurs d’amères vérités sur ces Russes, ces Polonais, ces Ukrainiens,
ces Lettons, ces Juifs qui dans leur déroute en étaient venus à collaborer avec
les occupants nazis.
Même en Israël, on ne voulait pas les entendre, ces tristes
vérités, et aussi paradoxale qu’elle puisse paraître cette réaction est
compréhensible : c’était un sujet qui restait insupportable à tous ceux qu’il
concernait, victimes comme coupables, bien que pour des raisons diamétralement
opposées, évidemment.
Lui qui a compté nos heures
Continue à compter.
Mais que compte-il, dites-moi ?
Il compte et recompte…
Paul Celan
Des chiffres, encore des chiffres : sur les trois
millions et demi de Juifs qui vivaient jadis en Pologne, deux cent quarante
mille ont survécu à l’occupation nazie. Certes, l’antisémitisme local était
virulent bien avant l’invasion allemande, et cependant trois à quatre cent
mille Polonais ont risqué leur vie pour sauver des Juifs. Un tiers des seize
mille Aryens honorés à Yad Vashem, le mémorial de la Shoah à Jérusalem, étaient
d’origine polonaise. Pourquoi un calcul aussi précis ? Parce que si tout
le monde sait que la violence antisémite a fini par devenir partie intégrante
des traditions de ce pays on ignore très souvent qu’aucun autre peuple d’Europe
n’a soustrait autant de Juifs à la main meurtrière des nazis. Si vous cachiez
un Juif en France, vous risquiez la prison ou la déportation ; en
Allemagne, cela vous coûtait la vie : en Pologne, c’était toute votre
famille qui était massacrée avec vous.
Un aspect de la personnalité de Szpilman m’a
particulièrement frappé : dans la gamme de ses émotions, le ressentiment, le
désir de vengeance ne semblent pas exister. Je me souviens d’un jour où nous
étions réunis à Varsovie. Ses tournées de pianiste l’avaient conduit dans le
monde entier, mais il était maintenant là, épuisé, assis devant son vieux piano
à queue qui avait grand besoin d’être réaccordé, et à ce moment il a eu une
remarque presque puérile, à la fois ironique et d’une terrible gravité :
« Dans ma jeunesse, j’ai étudié deux ans à Berlin. Je n’arrive tout
simplement pas à les comprendre, les Allemands… Ils avaient un sens de la
musique tellement extraordinaire ! »
Le tableau que ce livre nous donne de la vie quotidienne
dans le ghetto de Varsovie est lui aussi plein d’enseignement. Grâce à la
description de Wladyslaw Szpilman, nous en arrivons à mieux saisir ce dont nous
nous doutions déjà : la prison, le ghetto, le camp de concentration, leurs
baraquements, leurs miradors, leurs chambres à gaz, ne sont pas conçus pour
anoblir l’être humain ; la faim ne le rend pas plus sublime, au contraire.
Ou, pour parler cru : même derrière les barbelés, une crapule restera une
crapule. Mais ce genre de simplifications a aussi ses limites. Il y a eu des
vauriens patentés, des escrocs notoires qui ont manifesté bien plus de courage
et d’humanité dans ces lieux de souffrance que de respectables petit-bourgeois.
Parfois, quand il évoque la Shoah, la prose épurée de
Szpilman atteint la densité de la poésie. Je pense notamment à cette scène à l’ Umschlagplatz ,
lorsque le sort du narrateur est déjà scellé, qu’il va être emmené vers un
avenir inconnu, mais que chacun pressent comme une mort certaine, et qu’à cet
instant l’auteur, ses parents, ses sœurs et son frère se partagent un caramel
en six, leur dernier repas pris ensemble. Et je me rappelle aussi l’indignation
de ce dentiste tandis qu’ils attendent le train de la mort : « C’est
une honte pour nous tous ! Nous les laissons nous conduire à la tuerie
comme des moutons à l’abattoir ! Si nous attaquions les Allemands, le
demi-million que nous sommes, nous pourrions nous libérer du ghetto, ou en tout
cas mourir dignement, au lieu de laisser une page aussi honteuse dans l’Histoire ! »
Et la réplique apportée par le père de Szpilman :
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