Le pianiste
une opposition de masse est étouffée dans
l’œuf. Il n’y a donc pas d’autre issue que de boire cette coupe amère jusqu’à
la lie. Notre peuple tout entier devra payer pour toutes ces erreurs, tous ces
malheurs, tous ces crimes. Beaucoup d’innocents auront à être sacrifiés avant
que nous ne puissions effacer la marque de sang qu’auront laissée ces infamies.
C’est une loi inflexible qui s’applique aussi bien aux individus qu’aux plus
vastes ensembles.
1 er janvier 1944
Les journaux allemands s’indignent en rapportant la
confiscation par les Américains de trésors artistiques dans le sud de l’Italie.
Ce tapage mené à propos des forfaits d’autrui est vraiment grotesque : comme
si l’ennemi ignorait l’existence des œuvres d’art dont nous nous sommes emparés
en Pologne, ou que nous avons détruites en Russie.
Même en adoptant l’attitude du « mon pays a toujours
raison » et en se résignant à accepter ce que nous avons fait, on ne peut
qu’être gêné par cette hypocrisie, dont le seul résultat est de nous
ridiculiser.
11 août 1944
Le Führer s’apprêterait à signer l’ordre de raser Varsovie jusqu’à
ses fondations. Cette entreprise de destruction a déjà commencé : toutes
les rues qui avaient été libérées au cours du soulèvement ont été ravagées par
le feu. Les habitants sont chassés de leur ville, ils fuient par milliers vers
l’ouest. Si ce bruit est fondé, alors il est clair pour moi que nous avons
perdu Varsovie, et la Pologne, et la guerre. Nous sommes en train de renoncer à
une ville que nous avons tenue sous notre coupe pendant cinq années, que nous
avons agrandie en proclamant à la face du monde qu’il s’agissait d’un gage de
guerre. Des méthodes monstrueuses ont été employées ici. Nous nous sommes
conduits comme des maîtres inamovibles, mais alors qu’il devient impossible de
nier que tout est perdu nous préférons ruiner notre propre travail, saccager
tout ce dont l’administration civile était si fière, ce grand dessein culturel
dont il fallait prouver l’absolue nécessité aux autres nations… Notre politique
d’expansion à l’est est une faillite totale. Et la destruction de Varsovie, c’est
l’ultime mémorial que nous lui dédions.
POSTFACEDE WOLF BIERMANN
Poète et essayiste très connu en Allemagne. Wolf Biermann
est né en 1936 à Hambourg dans une famille aux solides traditions communistes. Son
père, docker, juif et résistant antinazi, a péri au camp d’Auschwitz en 1943. Adolescent,
Biermann a pris le chemin contraire des réfugiés qui affluaient alors vers l’Allemagne
de l’Ouest, gagnant la zone sous contrôle soviétique. En 1965, ses œuvres
jugées trop critiques par les autorités allaient être interdites. Onze ans plus
tard, il était contraint d’émigrer à nouveau, revenant à Hambourg où il réside
depuis.
Ce livre n’aurait eu besoin ni d’avant-propos ni de postface :
il parle bien assez fort et clair de lui-même. Il se trouve seulement que
Wladyslaw Szpilman m’avait prié d’apporter quelques précisions historiques
alors qu’un demi-siècle s’est écoulé depuis les événements ici narrés.
L’auteur a rédigé ce récit dans sa version initiale – celle
que reprend la présente édition – juste après la guerre, à Varsovie. Dans le
feu de l’action, donc, ou plutôt encore sous le coup d’un profond traumatisme, et
ce au contraire de la majeure partie des nombreux témoignages de rescapés de la
Shoah, écrits plusieurs années, voire plusieurs décennies après les faits. J’imagine
qu’un certain nombre de réponses évidentes se présenteront à l’esprit si l’on
réfléchit aux raisons d’une telle période de latence.
Les lecteurs auront sans doute été frappés par le ton
étonnamment distancié d’un livre pourtant composé au milieu des ruines encore fumantes
de la Seconde Guerre mondiale. J’ai le sentiment que pour décrire ses
souffrances d’hier à peine, Wladyslaw Szpilman adopte un détachement qui est
presque celui de la mélancolie. Comme s’il n’était pas encore revenu à lui-même
après ce voyage à travers tous les cercles de l’enfer. Comme s’il racontait là
le parcours d’un autre être humain, celui qu’il est devenu après l’invasion de
la Pologne par les nazis.
Quand ce livre a été publié pour la première fois, en 1946 [7] , il
portait le titre de l’un de ses chapitres,
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