Le piège de Dante
terminées.
CHANT XXIV
Le Puits des Géants
Six chevaux tiraient le carrosse d’Eckhart von Maarken, vigoureusement fouettés par un cocher, sur la route qui quittait Marghera. L'attelage était parti sitôt que le duc renégat y avait fait charger les quelques malles qui l’accompagnaient ; et maintenant, il était en fuite. Les yeux sombres, il regardait le paysage qui filait devant ses yeux. En quelques heures, son rêve fou s’était effondré. De temps en temps, l’Autrichien se prenait la tête entre les mains en s’efforçant de refréner l’effroi et la colère qui le gagnaient ; car ainsi, il se trouvait maintenant sur cette route qui l’éloignait pour toujours de la République de Venise : seul avec ses visions chimériques et le spectre vivace de sa relégation, cette mise au ban qui n’en finissait pas. Plus jamais il ne retrouverait ses biens, déjà en grande partie redistribués par Marie-Thérèse. Son honneur, encore moins. Les cris brefs et cinglants du cocher, les coups de fouet, le halètement des chevaux, la poussière qui montait en tourbillonnant autour de lui, tout cela tombait dans sa conscience comme des gouttes d’eau lointaines dans un puits sans fond, et il lui semblait qu’un suaire voilait toute réalité. Il se trouvait dans un cauchemar, et ce cauchemar sans doute ne l’avait pas quitté depuis le jour funeste de son premier bannissement. Tout est perdu, songeait-il. Tout.
Il serra les poings. Il était parti en hâte, comme il était venu : en conspirateur, en aristocrate déchu, sans autre cause que la sienne. Le Doge avait gagné. Il était vivant. Ottavio et Vicario éliminés. Les Oiseaux de feu, ces Stryges issus d’autres cauchemars, avaient rendu les armes. Seuls lui et la Chimère étaient parvenus à s’échapper. Ils devenaient un danger l’un pour l’autre – comme ils l’avaient toujours été, en réalité, songeait von Maarken. Tout cela, par la faute d’un seul homme, Eckhart en était convaincu : l’Orchidée Noire, Pietro Viravolta, que pour d’obscures raisons, il Diavolo avait choisi de laisser en vie quand il l’avait eu à sa merci, plutôt que d’en finir une fois pour toutes. Et peut-être tout avait-il basculé de ce jour.
Eckhart en fulminait encore.
Et maintenant?
La fuite. La fuite en avant. Retourner en Autriche était impossible. Seule la prison l’y attendait. Il fuyait vers la France, où il avait quelques amitiés; peut-être trouverait-il là-bas quelque protection, et les moyens de refaire surface. Tandis qu’il pensait cela, une rage folle, mêlée de désespoir, le gagnait. Des larmes venaient mourir au coin de ses yeux. Eh bien! Ainsi, il était seul. Si seul. Mais il s’en sortirait, n’est-ce pas ? La première chose à faire était de se remettre à l’abri. Puis il reprendrait le fil de ce qui avait toujours été sa vie : il se battrait pour conserver les oripeaux de son honneur ancien, bafoué, ridiculisé, qui l’avait transformé en pantin. Il se battrait pour le peu qui lui restait. Duc, il était duc, ce n’était pas rien ! Jamais il ne s’était senti, à ce point, comme un apatride à qui l’on avait tout arraché, roi solitaire en exil.
Allons ! Je me sauverai.
Ce fut peut-être une vague intuition, en même temps qu’une sourde inquiétude, qui le poussa à se pencher, presque distraitement, par la fenêtre du carrosse, dans le sillage de l’attelage. Il fut ébloui un instant – à l’horizon de cette route bordée de cyprès, de lacs et de vallons, le soleil était au couchant. Il remarqua d’abord un petit point noir auquel il ne prêta guère attention. Mais à mesure que celui-ci se rapprochait, il plissa les yeux, intrigué.
Un homme à cheval le suivait, les cheveux au vent. Les pans de son manteau claquaient derrière lui. Il galopait à bride abattue. Les amples manches de sa chemise bouffaient sous l’effet de la vitesse. Il donnait de vigoureux coups de talons sur les flancs de sa monture.
Lui ! C'est lui !
Von Maarken jura entre ses dents.
Pietro Viravolta s’était lancé à sa poursuite et chevauchait à toute allure.
Dès qu’il avait eu vent de l’existence de la villa de Marghera, où les Oiseaux de feu avaient coutume de se retrouver après avoir quitté leur triste caveau de Mestre, Pietro s’était précipité sur place. Accompagné de quelques soldats et officiers de la Criminale , il espérait encore débusquer la Chimère et Eckhart von Maarken, dont on
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