Le piège de Dante
vinrent s’échouer sur le sol de marbre, les danses reprirent, on se pressa de nouveau autour du buffet. Du riz et des cotillons, que l’on se jetait au nez en riant, étaient distribués par poignées. Certains glissaient sur des flaques de vin, on avait renversé quelques verres. Des valets consciencieux s’activaient aux pieds des noceurs pour effacer leurs maladresses.
Bon, songeait Pietro, à ce compte-là, je ne risque pas d’avancer beaucoup...
Deux heures avant que ne pointe l’aube, l’ambassadeur était encore à se pavaner en lissant ses plumes. Les invités, à présent, s’étaient dispersés. On ne dansait plus. L'orchestre se bornait à jouer un morceau de temps en temps. Fatigués, les musiciens tiraient sur leur violon sans conviction. La marée avait reflué aussi vite qu’elle s’était animée au début de la nuit. Des groupes de deux ou trois personnes, auprès des rideaux, discutaient à voix basse, mais la salle avait commencé de se vider. Les salons eux-mêmes étaient désertés. Certains prenaient congé. D’autres se réfugiaient dans les chambres et les alcôves. Andreas Vicario avait préparé plusieurs pièces de ses appartements, à l’étage, pour les amants d’un soir. Enfin, l’ambassadeur entraîna avec lui les deux Vénitiennes et disparut à son tour derrière les tentures. A force de tourner en rond et d’observer, Pietro avait repéré la moitié des agents de la Quarantia . Il fit un signe de tête à ses compagnons en emboîtant le pas à l’ambassadeur. Il eut le temps d’apercevoir Emilio Vindicati qui, durant tout ce temps, n’avait pas quitté le vestibule.
Pietro passa dans les salons. L'une de ses mains s’attarda sur le velours d’un canapé. Il entendit distinctement des chuchotements et des soupirs. En levant les yeux par-dessus un fauteuil, il vit une femme, allongée sur un tapis profond, une jambe retroussée, qu’un fantôme masqué avait pris d’assaut. Les joues rosies de plaisir, elle souriait, laissant courir ses mains dans le dos de l’homme qui la besognait. Pietro haussa le sourcil. Un peu plus loin, un autre était debout, le visage à moitié enfoui dans les rideaux, une courtisane agenouillée devant lui.
L'ambassadeur était monté à l’étage dans la chambre qu’on lui avait réservée. Pietro grimpa l’escalier et vit le Français disparaître avec les deux Vénitiennes. Une porte se referma sur eux. Poussant un soupir las, Pietro s’approcha. Voici qu’il écoutait de nouveau aux portes. L'image du père Caffelli à la casa Contarini, et les vers du Menuet de l’Ombre , passèrent fugitivement dans sa tête. Nouveau soupir. Il se retrouvait là, à faire le planton devant la porte de cet ambassadeur qu’il n’appréciait guère, regardant ses chausses lustrées. Lui, l’Orchidée Noire ! Pietro Luigi Viravolta de Lansalt! Transformé en valet de pied! Voilà ce à quoi il condamnait de temps en temps son cher Landretto. Il éprouva soudain à l’égard de ce dernier une empathie renouvelée, en mesurant la cruauté de ce que, parfois, il osait lui infliger. Il passa une main derrière sa nuque. Il serait bientôt temps de rentrer. Quelqu’un prendrait la relève, et basta.
Tous les masques de la soirée qui venait de s’achever envahissaient son esprit. Des masques... Un jeu de masques, étourdissant, qui lui semblait une analogie tout à fait appropriée avec la situation dans laquelle il se trouvait depuis quelques jours.
Carnaval.
Il entendit les premiers gémissements et s’agita nerveusement.
Puis d’autres plaintes.
Mais il ne s’agissait pas, cette fois, de soupirs de plaisir.
Il reconnut la voix de Luciana.
Oh, non.
Elle appelait à l’aide.
Pietro se réveilla soudain. Il chercha désespérément la provenance des cris. Il ouvrit une porte à la volée, une femme chevauchait son amant; elle avait gardé son masque. Une autre porte – non, ce n’était pas ici. Une autre encore...
Il s’arrêta.
Un homme se tourna vers lui. Il était sur l’un des balcons donnant sur le canal, vêtu d’un larva avec tricorne et d’une bauta , longs voiles noirs descendant sur ses épaules autour du masque blanc. En voyant Pietro faire irruption dans la chambre, il se détourna vivement; sa cape ondoya derrière lui et, d’un bond, il s’agrippa au treillis puis aux pierres de la façade avec une étonnante agilité. Pietro se précipita et poussa un cri. Luciana était pendue au balcon,
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