Le piège de Dante
botte. Comme de coutume, Landretto l’attendrait jusqu’à ce qu’il revienne prendre sa gondole; mais la nuit serait longue.
Dans un choc mat, l’esquif aborda devant les marches qui conduisaient à la villa. Le clapotis de l’eau se calma et Pietro descendit. D’autres embarcations arrivaient de droite et de gauche. Hommes et femmes, perruqués, masqués et poudrés, accostaient à leur tour dans des rires. Ces messieurs aidaient les belles à s’échapper de leur gondole avant de les entraîner à l’intérieur du bâtiment. Des valets en livrée tenaient des flambeaux et accueillaient les invités; l’entrée était couverte de guirlandes et encadrée de deux lions, que Vicario avait fait placer là pour la circonstance. Pietro leva un oeil vers la riche demeure, véritable palais aux balcons élégants et aux corniches de style tantôt gothique, tantôt mauresque ou byzantin ; une vigoureuse unité d’inspiration avait permis de marier ces diverses influences en une façade de toute beauté, qui n’avait pas son pareil à Venise. Un peu plus loin, sur sa gauche, Pietro pouvait également voir le fronton et le mur de cette Libreria ésotérique où il avait consulté l’édition imprimée de L'Enfer de Dante et autres opuscules maléfiques.
Il fit signe à Landretto et entra à l’intérieur de la villa.
C'était un autre univers. Passé le portail, on tombait dans un vestibule orné d’une fontaine intérieure qui rappelait l’atrium des maisons romaines. Là, une nouvelle série de valets vérifiait l’identité des invités, les débarrassait des vêtements superflus et recevait les présents à destination du maître de céans. Andreas Vicario lui-même – il avait revêtu un costume noir et argent, et portait un masque solaire qu’il ôtait pour accueillir les arrivants – répondait aux flatteries et pressait chacun de se jeter dans le monde irréel qu’il avait imaginé. Non loin de lui, Emilio Vindicati, gilet, manteau et pantalon roux, masque de lion et deux ailes dans le dos, guettait également l’afflux des Vénitiens conviés au banquet. En le voyant ainsi, Pietro eut un instant d’hésitation. Il se trouvait bien embarrassé. Difficile de lui avouer que, en dépit de toutes les injonctions de son mentor, il était passé outre à ses commandements pour retrouver la trace d’Anna Santamaria, et s’empresser de se jeter dans ses bras. Emilio lui avait fait confiance. Les consignes avaient été claires, et la liberté de l’Orchidée Noire suspendue à la promesse qu’il avait faite. En même temps, il devait absolument parler à Emilio de ce qu’il avait découvert dans le bureau du sénateur. Ottavio était impliqué dans cette affaire, la chose était certaine. Viravolta balança encore une seconde. Il faudrait lui parler, oui... Dès que possible. Et tant pis si, au passage, il devrait avouer sa petite trahison. Après tout, ce n’était pas grand-chose en regard de l’enjeu, et il n’y avait pas mort d’homme. Mais le moment n’était pas venu. Demain. Je lui parlerai demain. L'Orchidée Noire inspira, puis s’avança vers Vindicati. Tous deux étaient avisés de leurs costumes respectifs. Ils se regardèrent de haut en bas, se trouvèrent l’un et l’autre ridicules, mais n’épiloguèrent pas sur le sujet. Ils avaient mieux à faire. Pietro s’était dirigé droit sur Emilio, qui le présenta discrètement à Andreas Vicario. Celui-ci eut un sourire et acquiesça en silence. Puis Emilio se mit en retrait avec Viravolta.
— L'ambassadeur est déjà arrivé, Pietro ; tu ne pourras pas le manquer, il est déguisé en paon, ce qui convient bien au personnage, crois-moi. Il oscille comme nous entre la majesté et le ridicule le plus achevé... Son artiste peintre porte une toge blanche et une couronne de laurier; ces Français ne manquent pas d’humilité, n’est-ce pas ? C'est ce qui fait leur charme. Carnaval, Pietro ! Le Doge est sous bonne garde au palais. Ici, j’ai dispersé dix de nos hommes, qui garderont leur anonymat, comme toi. Mêle-toi aux invités et ouvre l’oeil.
— Bien, dit Pietro.
Le vestibule menait à une loggia immense, aux baies ajourées et décorées, qui allait d’un bout à l’autre du rez-de-chaussée, jusqu’à une seconde entrée surmontée d’un portail, le cortile , donnant cette fois sur la rue. Au-dessus de la salle, une immense arcade était ornée de mille luminaires, et de nouvelles guirlandes. Un escalier
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