Le piège
Français. Une France nouvelle est en train de naître. Personne ne pourra l’empêcher.
— Et les juifs, et les communistes, et
les francs-maçons !... s’écria Bridet à tout hasard, ne sachant plus très
bien ce qu’il devait dire.
— Ils n’existent plus. Et s’ils sont
aveuglés au point de ne pas s’en rendre compte, au point de s’opposer à la
naissance de cette France auréolée de souffrance, au point de vouloir toucher,
ne serait-ce que du bout de leurs doigts sanglants, cette enfant pure et
glorieuse, malheur à eux. Ils seront implacablement châtiés. Cette France, dont
la devise est et sera : « Travail, Famille, Patrie », a les yeux
tournés vers nous et si elle nous appelle à son secours, nous, les hommes du
Maréchal, nous saurons la défendre, je vous prie de le croire.
4
Dès qu’il eut quitté Laveyssère, Bridet
éprouva le besoin d’être seul, de ne plus voir aucun visage humain. Il s’assit
dans une arrière-salle de café. « Il n’y a rien à faire dans cette ville,
pensa-t-il, ils sont tous les mêmes. Ce sont vraiment de pauvres gens. Et
dangereux, parce qu’ils se sont crus longtemps méconnus. On ne savait pas qu’ils
avaient de si belles qualités. Il est impossible de discuter avec eux. Ils sont
persuadés que le pouvoir que les Allemands leur ont donné leur revenait de
toute façon. Les circonstances ont fait qu’il leur est revenu de façon assez
particulière, mais puisqu’il leur était dû, ils ne pouvaient tout de même pas
le refuser. »
Bridet, après avoir payé sa consommation,
sortit : « Je ne vais pas rentrer à l’hôtel. Tant pis pour mon
chapeau, mon rasoir et ma chemise de rechange. Ils sont capables de m’attendre
devant la porte et de me conduire dans les locaux de la police, non plus
judiciaire comme on disait à Paris, mais nationale, car tout est national. On n’a
jamais été si national. Je vais tout simplement prendre le train et retourner à
Lyon. Là, je verrai ce que je dois faire. Quel dommage que je ne sois pas
originaire du Cotentin ou de la Bretagne. J’aurais bien trouvé des pêcheurs qui
m’auraient embarqué. Mais je suis berrichon et, en fait de pêcheurs, il n’y a
chez moi que des pêcheurs à la ligne. »
Bridet monta l’avenue de la Gare. Alors qu’il
regardait toujours à gauche et à droite avec l’espoir de rencontrer l’ami qui l’aurait
tiré d’affaire, il baissa la tête. Il ne voulait voir personne. « Et comme
un idiot, pensa-t-il, je me suis imaginé en venant ici que j’allais trouver des
gens qui ne faisaient que semblant d’être pour les Boches, qui, par en dessous,
m’auraient aidé... que nous serions entre Français, que nous nous soutiendrions
les uns les autres. »
En débouchant sur la grande place de la
Gare, l’attention de Bridet fut soudain éveillée. Il y avait beaucoup de monde.
Il y avait même des voitures de louage avec des parasols à franges. Mais il y
avait aussi, devant l’interminable façade de la gare, en quatre ou cinq
endroits, une petite scène qui avait attiré son regard. Des hommes par deux,
les mains vides, se promenaient en dévisageant tout le monde et de temps en
temps, soit au hasard, soit parce qu’une tête ne leur plaisait pas,
interpellaient un voyageur ou un passant. Au premier abord, Bridet avait cru
que ces gens se connaissaient. Mais cette scène se renouvelant sans cesse en
des points différents et de façon identique, il avait compris qu’il s’agissait
d’une vérification, qui voulait être discrète, de papiers d’identité. Un des
deux hommes examinait les papiers qu’on lui tendait, cependant que l’autre
cherchait déjà aux alentours à qui il allait s’en prendre. Le plus curieux
était que les passants ne remarquaient rien, que la vie continuait, que des
voyageurs descendaient d’un autobus, que d’autres portaient des valises,
achetaient des journaux, appelaient un commissionnaire.
Bridet fit demi-tour et redescendit l’avenue
de la Gare. Il prit la première rue qui se présenta sur sa gauche. Vichy était
petit. Il n’allait pas tarder à se trouver sur une autre place en présence
peut-être des mêmes incidents. Cette sensation de ne pouvoir fuir vers l’extérieur,
d’être partout dans un endroit où on pouvait lui demander ses papiers, lui
causa un profond malaise. « Je suis pourtant en règle », pensa-t-il.
Il alla à la poste pour téléphoner à l’hôtel
Carnot qu’on lui réservât une
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