Le piège
chambre. Le téléphone fonctionnait bien, si on
tenait compte de la situation. Les personnes qui se trouvaient à la tête de l’administration
avaient déployé des prodiges. On sentait qu’elles en avaient fait une question
d’amour-propre. Ce n’était pas parce que nous avions été battus par les
Allemands que nous n’étions pas capables de diriger nos affaires. Il en était
de même pour les chemins de fer, pour le recouvrement des impôts. Enfin, tout
se remettait à marcher normalement « malgré les conditions excessivement
difficiles créées par la situation nouvelle qui résultait de la division de la
France en deux zones et de la présence, sur une partie de son territoire, d’une
armée étrangère d’occupation », comme disaient les journaux. Les pouvoirs
publics, au cours de ces derniers mois, avaient réussi de véritables tours de
force. Avec des moyens souvent de fortune, ils avaient procédé au rapatriement
de plusieurs millions de réfugiés, à la démobilisation et au remploi de plusieurs
millions d’hommes. Ils avaient reconstruit des ponts, mis sur pied toute une
organisation de ravitaillement que les Allemands eux-mêmes nous enviaient. Cela
prouvait que nous n’étions pas ce pays décadent pour lequel on voulait nous
faire passer.
Bridet eut donc assez rapidement sa
communication avec Lyon. Malheureusement, l’hôtel Carnot, qui lui ne dépendait
pas des pouvoirs publics, n’avait aucune chambre de libre.
Un instant, Bridet se demanda s’il devait
partir quand même. Cela ne paraîtrait-il pas bizarre de partir ainsi
brusquement, sans avoir prévenu personne ?
Bridet sortit de la poste. L’heure du train
approchait. Que faire ? À la seule pensée de retourner à son hôtel, il se
sentait oppressé.
C’était ridicule, mais c’était ainsi. Cet
hôtel si calme, si provincial, si propre, lui inspirait une crainte de plus en
plus vive. « Je pourrais peut-être retourner voir Vauvray, afin de ne pas
déranger Basson, et lui dire que je vais passer quelques jours avec ma femme en
attendant que mes papiers soient prêts. » Mais il en était du ministère
comme de l’hôtel. « J’aurais dû dire cela, au restaurant, à Basson et à
Laveyssère. C’est extraordinaire d’avoir toujours l’esprit de l’escalier. »
Bridet remonta machinalement vers la gare. « Je
m’en vais. J’écrirai un mot de Lyon. J’écrirai aussi à l’hôtel. Après tout, je
peux bien avoir sauté dans le train comme on saute dans un autobus, d’autant
plus que ma présence ici n’est pas nécessaire. On m’a dit de repasser dans une
semaine, je repasserai dans une semaine... »
En arrivant à la gare, Bridet s’assura d’abord
que les policiers étaient bien partis. Il prit son billet après avoir fait la
queue pendant plus d’une heure. Sur le quai, il y avait foule. « Ce ne
serait pas le moment de rencontrer une seconde fois Basson. » À chaque
extrémité du quai se trouvait un groupe de gendarmes. Ils allaient, tout à l’heure,
monter dans le train et, par le couloir, se retrouver au milieu.
** *
Bridet arriva à Lyon à neuf heures quinze,
avec seulement sept minutes de retard. Il se rendit immédiatement à l’hôtel où
habitait sa femme. Il avait pu dîner pas trop mal au wagon-restaurant.
Yolande, qu’une employée de l’hôtel Carnot
avait prévenue, l’attendait. Ils s’assirent dans le fond du hall.
— Comment ça s’est passé ?
demanda-t-elle.
— Très bien. Pas mal du tout.
— Très bien ou pas mal du tout ?
— Je te le dirai dans quelques jours.
On est en train d’établir mon sauf-conduit. Il faut télégraphier au
gouvernement. Il y a quelques formalités, mais en principe, je pars.
— Pourquoi n’as-tu pas ramené ta valise ?
— C’était plus commode.
— Tu la retrouveras ?
— Je l’espère. Je vais d’ailleurs
écrire un mot demain matin à l’hôtel.
Yolande regarda son mari avec étonnement.
— Tu comprends, je me suis décidé
brusquement à partir. Je n’ai pas eu le temps de retourner à l’hôtel.
Yolande sourit.
— Oui, je devine, dit-elle. Tu as
préféré t’en aller le plus vite possible.
— Mais non, puisque je retourne à
Vichy.
Ils firent deux ou trois fois le tour de la
place Carnot qui était plongée dans la plus profonde obscurité. On apercevait l’horloge
éclairée de la gare. Ils parlèrent de leur séparation, puis comme des ombres
commençaient à tourner autour
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