Le Pont de Buena Vista
prunelles et iris avec des pierres précieuses, émeraudes ou saphirs. Ils savaient aussi donner une apparence de mobilité au regard en opposant dans l'orbite rugosité et poli du cristal. Ce regard, suivant l'angle de péné-tration de la lumière, paraissait à la fois fixe et changeant, en tout cas propre à effrayer le passant 2 , dit le major, amusé par l'air ébahi de ses compagnons.
– Les Mayas voyaient dans le quartz hyalin une matière éternelle et divine contenant la mémoire des mondes disparus. Ils plaçaient ces crânes dans leurs temples lors de cérémonies rituelles. Ces blocs de cristal très pur apportaient, croyaient-ils, aussi bien la guérison que la mort, compléta le docteur Kermor.
– Très sages, ces Mayas ! Car nous savons tous que la mort est la guérison définitive de tous nos maux, ironisa Tilloy.
– Mais qu'advint-il et du crâne et du moine ? demanda Charles.
– On peut supposer, dit Carver, que don Pascual imagina tout le parti qu'il pourrait tirer de cet objet pour asseoir la relative autorité morale qu'il croyait exercer sur ses maudits compagnons. « Ce crâne peut allumer n'importe où le feu du ciel », leur dit-il. Afin de vaincre le scepticisme des brutes, il fit apporter de l'étoupe et orienta le crâne de telle façon que le cristal, agissant comme une loupe, livrât un rayon qui fit fumer, puis enflamma le chanvre.
– L'action de la biréfringence du cristal de roche avait déjà été signalée par Pline l'Ancien dans son Histoire naturelle , précisa Charles, se souvenant de son cours de minéralogie.
– Tout cela ne nous dit pas ce que sont devenus le moine et son crâne de cristal ! lança Uncle Dave.
– Eh bien, contrairement à ce qu'escomptait don Pascual, les pirates virent dans ce crâne incendiaire un objet maléfique, capable de mettre le feu à la poudre et au vaisseau. Le moine eut beau expliquer qu'il saurait s'en servir pour incendier les galions abordés, les chefs pirates décidèrent de se débarrasser du talisman. Les plus expéditifs proposèrent de le jeter par-dessus bord, d'autres de le briser à coups de hache ; mais les plus nombreux, désireux, dans leur incertitude, de ménager les forces du bien comme celles du mal, dirent que détruire le crâne pourrait attirer le malheur et qu'il valait mieux le débarquer sur une île sans y toucher. On se débarrasserait en même temps du moine, maintenant soupçonné de sorcellerie. C'est ainsi que don Pascual fut abandonné à Soledad avec le crâne de cristal, quelques vivres, un fusil et de la poudre, une pelle, une bêche et, suprême générosité, des graines de blé indien et un tonneau de ratafia.
– En somme, la vocation d'ermite lui fut gaillardement imposée, dit Tilloy.
– On pense que le moine, voué à la solitude, se repentit de ses fautes passées, peut-être de ses crimes, car il ne tenta jamais de quitter le mont de la Chèvre où il construisit, avec l'aide de quelques indigènes, la petite chapelle que nous connaissons et l'ermitage qu'occupe aujourd'hui un religieux moins sulfureux, compléta le major.
– Mais le crâne de cristal, qu'est-il devenu ? demanda Uncle Dave.
– On sait par une ultime confidence de don Pascual à l'historien espagnol entré dans ses bonnes grâces qu'il vécut tête à tête avec l'objet enlevé aux jésuites. Il refusa de livrer le crâne aux autorités de Nassau et, pour le protéger de toute profanation, déclara, la veille de sa mort, qu'il l'avait immergé dans un trou bleu d'où seul le bon Dieu ou le diable pourrait le tirer, acheva Edward Carver.
– D'où la convocation des scaphandriers ! émit Desteyrac.
– Soledad compte une vingtaine de trous bleus. Quel est le bon ? risqua Tilloy.
– À ce jour, nous l'ignorons. D'où les explorations qui vous ont tant intrigués, fit Carver.
– Le moine repenti aurait pu laisser un indice. Ceux qui cachent un trésor souhaitent parfois inconsciemment que la postérité puisse le découvrir. Leur testament peut contenir un message codé qu'il faut déchiffrer pour aboutir à la cachette, observa Charles.
– Notre ermite n'a rien laissé de ce genre. D'après les témoignages d'époque, il ne possédait qu'un seul livre, sans doute un bréviaire pris aux jésuites, dont il ne se séparait jamais. Les descendants espagnols des rares témoins de son inhumation, là-haut sur le mont de la
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