Le Pont de Buena Vista
instruments aratoires, un porc, deux chèvres, quelques poules, des semences de maïs, et autorisait les nouveaux venus à couper, sous contrôle de ses gardes forestiers, assez de bois pour construire un abri. Les paresseux, les regimbeurs, les ivrognes et les chapardeurs – car il s'en trouvait, chez ces Noirs aigris ou avilis par la servilité – ne devaient pas compter sur la mansuétude du lord. Ils étaient dans un premier temps admonestés et invités à se réformer, puis, s'ils ne s'amendaient pas dans un délai convenable, ils se voyaient transportés manu militari sur des îlots déserts ou moins hospitaliers.
On savait partout dans l'archipel qu'à Soledad personne ne courait le risque de mourir de faim, à condition de se bien conduire, ce qui incitait beaucoup d'esclaves en fuite à se réfugier sur une terre si accueillante.
Il ne se passait pas de mois sans que l'on vît des familles de Noirs arriver de Cuba ou des États-Unis, comme ceux que Philip Rodney avait embarqués à Charleston avec la complicité de lady Ottilia. Depuis ce dernier apport, tout le monde s'attendait, dans le Cornfieldshire, à l'apparition d'une expédition de planteurs des Carolines. Ces propriétaires n'avaient jamais reçu de réponse à leurs demandes polies de restitution des esclaves fugueurs. Ils expédiaient depuis peu des messages en forme d'ultimatum, auxquels lord Simon refusait que l'on répondît. Les dernières informations parvenues à Soledad, par courrier des Cornfield de Charleston, ressemblaient fort à des mises en garde. Étant eux-mêmes riches planteurs de coton et propriétaires de centaines d'esclaves, ces Cornfield-là ne pouvaient admettre l'attitude de leur parent bahamien. Ne s'étaient-ils pas fâchés avec Ottilia qui, bien que membre de la famille, avait condamné sans nuance leur comportement ?
La réelle sympathie qu'éprouvait Desteyrac pour le maître de Soledad n'empêchait pas l'ingénieur, républicain et fervent abolitionniste, de constater que, à l'exemple de la plupart des Européens rencontrés depuis son arrivée dans l'archipel, lord Simon considérait les nègres comme « des êtres primitifs, de nature paresseuse, libidineuse et primesautière, ne possédant qu'une intelligence réduite ».
Comme bon nombre d'abolitionnistes déclarés et engagés, Cornfield estimait que les Noirs se trouvaient par nature dans l'incapacité congénitale de sortir seuls de leur état sauvage pour accéder à la civilisation. On leur devait certes la liberté, un salaire, des soins et l'éducation de leurs enfants, mais il convenait tout de même, « pendant une génération ou deux », estimait le lord, de les tenir à distance !
Cette discrimination tendait cependant à se réduire car, au cours des dernières années, les Bahamas s'étaient dotées d'une sorte de gouvernement dont le chef incontesté restait le gouverneur nommé par Sa Majesté, la reine Victoria.
En 1729, Woodes Rogers, le premier gouverneur royal, avait rédigé une constitution, et une assemblée – the General Assembly – de vingt-quatre membres s'était réunie pour la première fois à Nassau, le 29 septembre de la même année. Ces hommes, désignés par le gouverneur et les colons propriétaires des Out Islands, devaient assurer le développement de l'agriculture sur les quelques îles alors habitées qui ne comptaient au total que mille cent cinquante âmes, et veiller à la sécurité du territoire où seraient appliquées les lois anglaises. Pendant plus d'un siècle – au cours duquel New Providence avait dû se défendre, en 1782, d'une tentative de reconquête par les Espagnols, puis s'accommoder, à partir de 1783, de l'arrivée des loyalistes, gens de mœurs policées et propriétaires d'esclaves –, les institutions étaient restées à l'état embryonnaire, telles que conçues par Woodes Rogers. Mais, en 1840, les choses avaient changé. Une nouvelle constitution avait été promulguée, qui créait un Conseil législatif, composé de neuf membres nommés par le gouverneur et confirmés par la Couronne, ainsi qu'un Conseil exécutif comprenant l'attorney général, le receveur général, le secrétaire colonial et cinq membres représentant la communauté des habitants. La séparation des pouvoirs étant acquise, une chambre de vingt-neuf membres élus pour sept ans constituait donc, depuis 1841, la représentation populaire. Innovation révolutionnaire dans
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