Le Pont des soupirs
cheveux ? un collier à ton cou ? »
Juana baissa la tête. Scalabrino la considéra avec attention :
« Tu as un amoureux ?
– Non !…
– Alors ?… Voyons, dis-moi… »
Elle pâlit davantage encore et se mit à pleurer.
« Oh ! je comprends ! dit sourdement Scalabrino. Pauvre petite ! Pauvre Juana !… Tu as donc souffert de la misère en mon absence, pour en être réduite à ce terrible métier !…
– Ainsi, tu ne me méprises pas ? demanda la pauvre fille.
– Moi, te mépriser !… Eh ! que suis-je donc pour avoir le droit de mépriser quelqu’un !
– Tu es bon, frère, dit Juana essuyant ses yeux.
– Allons, console-toi. Je suis là, maintenant, et par la Madone tu redeviendras ce que tu étais…
– Tout mon mal, continua-t-elle, est venu du jour où la sainte qui partageait mon logis…
– De qui veux-tu parler ? fit-il, haletant.
– Souviens-toi. Celle que tu apportas ici par cette nuit d’émeute et de bataille… celle devant qui, pour la première fois, je te vis pleurer… C’était la femme du doge Candiano, la mère de cet infortuné jeune homme arrêté au moment de ses fiançailles…
– Qu’est-elle devenue ?…
– Elle est morte.
– Morte ! » exclama Scalabrino en pâlissant.
A ce moment, la porte qui faisait communiquer les deux pièces s’ouvrit, et Roland apparut. Il était livide. D’une voix douce et qui ne tremblait pas, il dit : « Raconte-moi comment ma mère est morte…
– Votre mère ! exclama Juana. Vous êtes donc…
– Je suis Roland Candiano. Et puisque tu as vu mourir ma mère, je désire que tu me dises comment elle est morte.
– D’où faut-il prendre les choses, monseigneur ?
– Du moment où Scalabrino sortit d’ici pour ne plus revenir…
– Soit, donc, puisque vous le voulez… Donc, M me Silvia attendit en vain le retour de Scalabrino. Qu’était-il devenu ? J’appris un mois plus tard qu’il avait été arrêté. Je pleurai… Mais que pouvaient mes larmes ?
– Pauvre petite Juana ! dit le colosse.
– M me Silvia, elle, ne pleura pas. Mais cette douleur muette me déchirait vraiment le cœur. Tous les jours, elle sortait de bonne heure et ne rentrait que le soir à la nuit. Je la suivais de loin, pour lui porter secours, car il m’avait semblé voir qu’on la regardait de travers. On eût dit qu’elle faisait peur aux gens.
– Ainsi, demanda Roland, nul n’eut pitié de ma mère ?
– Du moins, murmura-t-elle, ceux qui eurent pitié n’osèrent le montrer ! murmura Juana baissant la tête.
– Et que faisait-elle dehors ?…
– Elle rôda longtemps autour des palais qu’habitaient les principaux chefs de l’Etat.
– Oh ! je comprends ! râla avec un sanglot intérieur Roland, elle demandait ma grâce !…
– Un jour, elle put approcher le seigneur Foscari, continua Juana ; mais il la fit repousser par ses gardes. Un soir, comme je l’avais suivie de près, je vis un homme qui l’abordait et qui lui parla. Que lui dit-il ?… Je ne sais. Mais lorsque M me Silvia eut regagné le logis, je vis qu’elle était d’une pâleur de cire. Toute la nuit, malgré mes prières, elle demeura sur une chaise. Ce ne fut qu’à la pointe du jour qu’elle se laissa soulever dans mes bras. Je la couchai. Elle tourna la tête contre la muraille. Je crus qu’elle allait s’endormir. Mais lorsque, sur la pointe des pieds, je revenais la voir, je remarquais que ses yeux étaient grands ouverts et qu’elle murmurait constamment ces mots : «
Mort ! il est mort ! Tout est fini ! »
Roland essuya son front couvert de sueur et fit quelques pas dans la petite pièce.
« Et cet homme qui avait parlé à ma mère, le connais-tu ?…
– Oui, monseigneur !
– Son nom ?
– Il s’appelait Bembo et est devenu évêque de Venise…
– Continue !
– C’est le plus triste qu’il me reste à vous raconter, monseigneur, dit alors Juana. Je parcourais les rues vendant des oranges et des citrons, ou des roses et des œillets, selon les saisons. Lorsque j’eus M me Silvia à la maison, je cherchai à augmenter ma vente. Mais loin d’augmenter, elle diminuait de jour en jour. Je ne pouvais deviner la cause de mon malheur, mais de plus en plus, les clients s’écartaient de moi, et les fleurs que j’achetais pour les revendre se fanaient dans mon panier. Enfin, un jour, j’eus l’explication que je cherchais en vain. Une femme
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