Le Pont des soupirs
pied de la colonne qui portait le Lion allégorique aux ailes déployées. Là, il y avait un rassemblement assez considérable. Et ce rassemblement était occupé à lire et à commenter une tablette qui dénonçait l’évasion du bandit Scalabrino et, disait l’affiche, « d’un autre bandit plus dangereux encore ».
Suivait un signalement détaillé des deux fugitifs et l’annonce d’une récompense de cent écus à qui donnerait un indice. Roland s’approcha à son tour de la tablette, et la lut attentivement.
« Avec un pareil signalement, les deux bandits n’iront pas loin, lui dit un bourgeois.
– En effet, monsieur », répondit Roland.
Et il songeait :
«
Pourquoi la tablette ne donne-t-elle pas mon nom ? »
Quelques instants plus tard, il fut rejoint par Scalabrino. Ils entrèrent tous deux dans la vaste église, et à travers la foule, se frayèrent un chemin jusqu’à quelques pas du maître-autel.
L’office était commencé. Roland avait les yeux fixés sur l’officiant. Celui-ci se retourna un instant vers la foule, les bras ouverts, puis se dirigea vers l’Evangile, dont il se mit à tourner les pages.
Un imperceptible tressaillement avait agité Roland, et si maître de lui qu’il fût devenu depuis quelques heures, il dut se faire violence pour étouffer le rugissement qui montait à sa gorge.
Car cet officiant, c’était Mgr Bembo, par la grâce de Dieu évêque de Venise.
Roland l’avait deviné dès qu’il l’avait aperçu. Maintenant, il était bien sûr que ce Bembo, évêque, était bien le Bembo ami de son heureuse jeunesse – le Bembo qui avait glissé dans l’oreille de sa mère ces paroles mystérieuses qui l’avaient tuée !…
Alors, Roland saisit la main de Scalabrino.
« Regarde bien l’évêque ! »
Et quand ils furent dehors :
« Eh bien, Scalabrino, on dirait que la vue de l’évêque t’a affecté ?…
– Oui, monseigneur ! fit l’hercule d’une voix sombre. C’est l’homme qui m’a payé pour me faire crier « Vive Roland Candiano » le soir de vos fiançailles ! C’est l’homme qui, au moment de l’émeute, m’a désigné votre mère à tuer !… »
Un livide sourire glissa sur les lèvres de Roland, qui murmura :
« Je ne m’étais pas trompé !… »
En rentrant au logis de Juana, Roland prit quelques heures de sommeil. Sur le soir, il sortit en recommandant à Scalabrino de ne pas s’inquiéter s’il ne rentrait pas de quelques jours.
En effet, il fut absent pendant huit jours.
Le soir du huitième, il reparut, et sans parler de ce qu’il avait fait pendant ce temps, se contenta de dire à Juana :
« Nous allons partir ; dans trois ou quatre jours, Scalabrino viendra te chercher, Juana. Consentiras-tu à le suivre ?
– Pour aller où, monseigneur ?
– Pour me rejoindre.
– Je serai prête, dit Juana.
– Bien. Voilà quelque argent pour subvenir à tes besoins pendant mon absence.
– Monseigneur…
– Ne t’ai-je pas dit, Juana, que je me chargeais de ton existence ? »
Roland et Scalabrino revêtirent alors les costumes de cavaliers achetés chez le fripier du Rialto et, ayant fait leurs adieux à la jeune femme, s’éloignèrent.
Au quai Roland sauta dans une grande barque, et s’allongeant sous la tente, ferma les yeux, tandis que Scalabrino s’installait à l’avant. Le barcarol attendait et était prévenu ; sa gondole traversa Venise de l’est à l’ouest. Une fois hors la ville, il hissa une voile, et la barque se mit à glisser, légère et rapide, sur la grande lagune qui sépare Venise de la terre ferme.
Lorsqu’on aborda, il faisait nuit noire.
Roland marcha une partie de la nuit et parvint à la petite ville de Mestre, qui était comme l’avant-garde de Venise en terre ferme. Il coucha dans une auberge, et au soleil levant, s’enquit à l’hôte de deux chevaux qu’il voulait acheter. L’hôte répondit :
« Il y a justement dans mon hôtellerie un seigneur qui désire vendre plusieurs chevaux dont il n’a plus que faire, puisqu’il va s’installer à Venise. »
Roland suivit l’aubergiste qui, le bonnet à la main, le conduisit à la plus belle chambre de son hôtellerie.
Au moment d’entrer, l’hôtelier se tourna vers Roland et lui dit :
« Ne vous étonnez pas des façons de ce seigneur ; il est très riche et aime peut-être un peu trop ses aises. »
Sur ce, le patron du
Soleil d’Argent
– tel était le nom de
Weitere Kostenlose Bücher