Le Pont des soupirs
demain.
– Eh bien, donne-leur rendez-vous au palais d’Imperia. A dix heures, j’irai leur donner les instructions nécessaires.
– Je serai là, maître ? s’écria le colosse.
– Non…
– Quoi ! je ne serai pas là pour emporter ma fille ?
– Il le faut ! tu te tiendras dans une bonne barque avec deux bons rameurs ! je te remettrai ta fille, et vous filerez vers la tartane qui vous attend dans le port. Une fois Bianca à bord de la tartane, ne t’inquiète plus du reste, et viens me retrouver. J’espère que tu as assez confiance en moi pour t’en rapporter à ce que j’aurai combiné pour le bonheur de ta fille.
– J’ai confiance en vous, maître, comme j’avais confiance en Dieu quand j’étais enfant », répondit Scalabrino.
*
* *
Bembo était entré dans le palais qu’il occupait non loin de Saint-Marc. Il était environ trois heures du matin. D’un geste brusque, le cardinal renvoya le valet de chambre qui se présentait pour le déshabiller. Il ouvrit toute grande la fenêtre du cabinet où il était entré, et se mit à se promener lentement.
On trouvera peut-être étonnant qu’une nature pareille ait pu éprouver ce sentiment d’amour qui semble plutôt fait d’abnégation. A cela nous répondrons d’abord que le cardinal Bembo avoue lui-même cette grande passion dans ses lettres. Et ensuite, que cet amour était surtout une passion sensuelle.
Bembo n’avait jamais été aimé. Il n’avait jamais aimé.
Il avait eu, il est vrai, quelques liaisons passagères qui n’avaient laissé aucune trace dans sa vie. Du jour où il vit Bianca, il sut ce que c’est qu’une passion forte et sincère. Dans les premiers moments, il s’imagina qu’il aurait bon marché de Bianca et d’Imperia. La résistance désespérée qu’il trouva chez cette dernière l’amena rapidement à un état de surexcitation nerveuse ; en même temps, il se disait qu’il était préférable de renoncer à Bianca. Mais tout en s’affirmant qu’il y renonçait, il pensait de plus en plus à cette enfant entrevue, et bientôt, elle fut vivante dans toutes ses pensées.
Le soir où il rencontra Roland, Bembo, désespéré, cherchait dans son esprit quelque plan audacieux dont l’exécution lui livrerait Bianca. Son entretien avec Roland précisa ce plan qui demeurait très vague dans la pensée.
Bembo allait et venait dans son cabinet, et toutes ses pensées, maintenant, convergeaient vers cette rencontre qu’il venait de faire devant le palais d’Imperia.
Et voici ce qu’il pensait à ce moment :
« Il est nécessaire que je tue cet homme. Servons-nous de lui, d’abord. Et puis tuons-le. Cherchons le moyen… Voyons, ce soir il me livre Bianca. Donc,
je dois
avoir pour lui une grande reconnaissance. Pour la lui témoigner, pour le remercier avec toute la cordialité que comporte un tel service, je le prie à dîner, ici, dans mon palais épiscopal. Il viendra, c’est sûr. Mais voudra-t-il manger à ma table ?… Oui, si je lui inspire pour un jour, une suffisante confiance. Et cela est mon affaire. Oui, il viendra, il se mettra à ma table… Le reste va de soi. Voilà le meilleur moyen, le plus expéditif. »
Soulagé, à peu près certain de se débarrasser de l’inconnu en l’empoisonnant, Bembo se livra dès lors à toute la joie puissante de réaliser d’avance en imagination l’enlèvement de Bianca et l’assouvissement de sa passion.
Alors, il combina la nouvelle existence qu’il allait falloir organiser.
Il appela son intendant, et lui ordonna de préparer un appartement pour une personne qui, pour quelques jours, devrait loger au palais, et il ajouta :
« Cette personne est une femme. »
Un regard fixe fit comprendre à l’intendant de quoi il s’agissait. Cet intendant était admirablement dressé et comprenait son maître à demi-mot et exécutait aveuglément.
« Il faudra, reprit Bembo, t’occuper de me trouver d’ici peu de jours une maison bien située, c’est-à-dire assez isolée et facile à surveiller. Tu t’y installeras.
– Bien, monseigneur, j’ai votre affaire. »
L’intendant disparut : il en savait assez…
Une heure plus tard, comme la ville était maintenant éveillée, il se fit habiller du costume qu’il portait généralement par la ville, c’est-à-dire d’un manteau d’abbé couvrant les insignes épiscopaux ; sur la tête, il portait la barrette rouge.
Bembo monta dans une chaise à porteurs et
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