Le Pont des soupirs
se fit conduire chez l’Arétin.
Celui-ci, assis à une petite table de bois blanc, dans une pièce exiguë et mal meublée qu’il appelait son laboratoire, écrivait :
« Tu vois ! s’écria-t-il en apercevant Bembo, je gagne ma vie.
– Que fais-tu ?
– Un conte pour le roi de France.
– Dont tu espères ?
– Un bon millier d’écus pour le moins, car je le menace, cette fois, sans rémission.
– Et de quoi, juste Ciel ! fit Bembo qui affecta de rire.
– De publier le conte que je lui envoie !…
– Et que raconte ton conte ?
– Une histoire qui dut être vraie, puisque aucun témoin ne peut affirmer le contraire : que la mère du roi a eu jadis des amours avec un fort bel homme très digne d’être aimé… Mais le fort bel homme en question était palefrenier de son état. Tu vois d’ici la pierre dans la mare à grenouilles : le roi, fils d’un palefrenier !…
– Pas mal ! dit Bembo. Mais tu as donc bien besoin d’argent ?
– J’en ai soif ; j’en ai une faim d’enragé.
– Pauvre ami !… »
L’Arétin se rapprocha rapidement de Bembo.
« Tu peux me procurer quelque argent ?
– Quatre mille écus.
– Quand ?…
– Dès aujourd’hui, si tu veux, la moitié…
– Si je veux !
– Viens donc ! Habille-toi. Je t’emmène dans ma chaise. »
L’Arétin se précipita. Quelques minutes plus tard, il reparut transformé. Alors tous descendirent et montèrent dans la chaise à porteurs dont Bembo tira soigneusement les rideaux.
Bientôt la chaise s’arrêta devant le palais ducal.
« Qui allons-nous voir ?
– Le doge !… »
Le doge Foscari avait pris toutes les allures d’un monarque. Simple magistrat représentatif d’après les lois de la république, il s’était peu à peu entouré d’un cérémonial et d’un appareil de puissance qui d’abord parurent inoffensifs à l’ombrageux patriciat de Venise. Un beau jour, ces apparences de pouvoir étaient devenues des réalités, alors qu’il était trop tard pour s’opposer à l’ambition du doge.
Son ambition était vaste. Et pour la faire aboutir, il avait eu soin tout d’abord de s’imposer un plan dont il avait enfin réalisé la première partie. C’est-à-dire qu’avant de se lancer dans les grandes entreprises qu’il méditait, il avait commencé par se forger des armes ; il avait en main les deux armes qu’un despote intelligent cherche toujours à perfectionner : l’armée, l’Eglise.
Altieri lui donnait l’armée. Bembo lui donnait l’Eglise.
Telle avait été la première partie du plan de Foscari : il avait mis six ans à l’exécuter. Il pouvait maintenant manier ses deux outils pour l’édification de sa gloire.
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Chapitre 21 LE DOGE
B embo et Pierre Arétin avaient traversé une salle où une foule de patriciens, de notables citoyens et d’officiers causaient par groupes. Aux salutations respectueuses qui accueillirent Bembo sur son passage, Pierre Arétin put se rendre compte de l’influence dont jouissait le cardinal.
« Peste ! pensa-t-il, mon compère a fait du chemin depuis le temps où, dans un galetas de Florence, nous avions un oignon cru à nous partager pour tout potage. Il paraît que Bembo a trouvé la bonne voie. Que ne me suis-je fait abbé !… »
Le cardinal entra dans une pièce de dimensions moindres où des archers montaient la garde, et enfin dans une sorte de grand cabinet où travaillaient des secrétaires auxquels il fit un signe familier. Puis il s’assit dans un fauteuil près d’une fenêtre, et invita Pierre Arétin à prendre place près de lui.
– Le doge nous recevra tout à l’heure, dit-il à voix assez basse pour ne pas être entendu des scribes. Il nous attend. D’ici là nous avons le temps de causer. Je voudrais t’interroger sur quelqu’un que tu dois connaître. Cet homme, ce Florentin qui t’a voulu réciter une ballade et qui voulait devenir ton secrétaire…
– Ah ! Eh bien, son ambition est satisfaite. Il tourne assez bien le vers, et je l’ai pris. Est-ce que tu t’intéresses à lui ?
– Beaucoup.
– En ce cas, mon cher, je le pousserai.
– Quel homme est-ce ?
– J’attends que tu me le dises, puisque tu lui veux du bien. Moi, je ne le connais pas, sinon par une lettre d’introduction que lui a donnée Jean de Médicis.
– Ainsi, tu ne le connais pas ? ».
L’Arétin se contenta de secouer la tête.
« Eh bien ! dit Bembo, il faudra
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