Le Pont des soupirs
signora est malade et ne reçoit personne.
– Insistez et dites que je lui apporte des nouvelles d’une personne qui lui est chère. »
Le valet s’inclina et, sans quitter l’antichambre, dit quelques mots à un autre domestique qui s’éloigna. Dix minutes s’écoulèrent. Au bout de ce temps, le domestique revint en disant :
« La signora est prête à recevoir le seigneur étranger. »
Roland se trouva enfin en présence de la courtisane. Elle considéra d’un œil ardent l’étranger qui s’inclinait devant elle, et dit :
« Asseyez-vous, monsieur. On m’a dit que vous vouliez me donner des nouvelles d’une personne qui m’est chère. Il n’y a qu’une personne au monde qui me soit chère…
– Votre fille, n’est-ce pas, madame ?… »
Imperia se redressa, plus pâle encore, avec un cri étouffé.
« Monsieur, balbutia la courtisane, si vous savez quoi que ce soit, parlez vite !… »
« Elle souffre vraiment ! » songea Roland.
Il faut noter que Roland, habile à transformer son visage, ne l’était pas moins à déguiser sa voix. En langue italienne, c’est d’ailleurs chose assez facile, les dialectes variant de contrée en contrée. Il avait adopté l’idiome mantouan qui, alors surtout, différait sensiblement du dialecte vénitien. « Madame, dit-il, ce que je sais suffira, je l’espère, pour adoucir la douleur que je vois sur votre figure. Je puis tout d’abord vous affirmer que votre fille Bianca est saine et sauve.
– Soyez béni. Ce que vous me dites me sauve. Je me sens renaître. Mais comment avez-vous su… Pardonnez ces questions, monsieur… qui a pu vous dire ? Qui êtes-vous enfin ? Je ne vous ai jamais vu à Venise…
– Madame, vos questions me semblent toutes naturelles et je n’ai point à les pardonner. Je me nomme Jean di Lorenzo et je suis de Mantoue. J’ai entrepris récemment un voyage vers l’Allemagne et je me proposais de passer par Trévise lorsque non loin de Mestre, hier, je rencontrai sur la route un de mes amis… Vous n’êtes pas sans avoir entendu parler du fameux Arétin ?
– Je le connais… poursuivez ! dit Imperia haletante.
– Eh bien, il a un secrétaire, homme de beaucoup d’esprit et d’humeur bizarre… figurez-vous que ce digne Paolo, qui pourrait vivre heureux et paisible, s’est donné une sorte de mission dans ce monde ; c’est de rechercher autour de lui ceux qui ont un sujet de douleur et de les arracher à cette douleur, autant du moins qu’il est permis à un homme de le faire.
– Mission sublime ! dit Imperia. J’ai vu maître Paolo, je lui ai parlé, et j’ai deviné en lui un noble et grand caractère.
– Hum !… Il ne faut pas se fier aux apparences…
– Que voulez-vous dire ?…
– Vous allez le comprendre, et saisir du même coup tout ce qu’il y a de bizarre dans ce caractère que vous exaltez…
– Parlez, monsieur, s’écria la courtisane avec une angoisse croissante. Me serais-je trompée ?…
– Non, madame ; je puis vous affirmer que mon ami Paolo est digne de toute confiance ; seulement, il a une manière de comprendre les choses qui n’est peut-être pas celle de tout le monde. Enfin, bref, je le rencontrai donc, et, après que nous nous fûmes embrassés, il me désigna dans sa voiture une jeune fille d’une éclatante beauté…
– Bianca !…
– C’est en effet le nom de cette jeune fille. Alors voici ce qu’il me raconta. Cette enfant vivait à Venise avec sa mère… La mère était assez aveuglée par son amour maternel – sa seule excuse ! – pour ne pas voir quelle inconvenance, quel danger il y avait à garder dans sa maison cette pureté angélique et immaculée qui s’appelle Bianca… Me saisissez-vous, madame ?
– Hélas ! gémit Imperia en joignant les mains.
– Le redoutable danger que courait Bianca près de sa mère se précisa un jour. Un homme, un monstre, vit cette enfant et conçut pour elle une de ces effroyables passions qui ne reculent devant aucun crime. Mon ami résolut de sauver la jeune fille. Malheureusement, lorsqu’il voulut agir, il était déjà trop tard : Bembo avait tendu ses filets. Bianca fut enlevée. Paolo assista à l’enlèvement, suivit Bembo pas à pas, le provoqua et le tua.
– Bembo est mort ! s’écria Imperia en frémissant de joie.
– Oui, vous et Bianca, vous êtes à jamais délivrées de cet homme.
– Mais alors, reprit Imperia d’une voix, tremblante,
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