Le Pont des soupirs
lieues autour de Venise. Je puis, si je veux, reformer une bande qui terrorisera ce pays… Mais j’ai maintenant d’autres visées. J’ai rendu à la république d’importants services. Le moins que l’on puisse faire, c’est de me donner un grade important dans l’armée du capitaine général. Vienne une occasion, une guerre, et je puis moi-même devenir capitaine général. Je suis brave, je suis fort, je sais l’art de la guerre. En somme, vous voyez en moi un cavalier de belle prestance, soutenu par l’ambition et capable de bien des choses. Trouverez-vous à Venise ou ailleurs un mari plus digne de la signorina Bianca ?…
– Vous ! le mari de Bianca !… »
Il y avait dans ce cri une sorte de mépris sauvage.
Sandrigo n’en parut pas humilié.
« J’aime votre fille, reprit-il simplement. Et je sens que la passion qu’elle m’a inspirée n’est pas un de ces vulgaires amours qui s’éteignent avec le temps. Je vais vous en donner une preuve qui m’étonne moi-même. J’ai tenu Bianca en mon pouvoir. Elle était dans mes bras, sans secours possible…
– Eh bien ? murmura la courtisane frémissante.
– Eh bien, elle est pure, madame ! Et c’est la première fois qu’une jeune fille sera sortie vierge des bras de Sandrigo ! »
Un éclair de passion farouche jaillit de son regard.
« Réfléchissez, madame. Je vous offre la paix et l’alliance. Je dis l’alliance, car vous avez à combattre un terrible ennemi…
– Que voulez-vous dire ? balbutia la courtisane.
– Je veux parler de Roland Candiano !
– Il sera arrêté avant deux jours…
– Lui ! Vous ne le connaissez pas, madame. Je ne l’ai vu que peu d’instants, et je vous affirme que s’il le veut, il tiendra tête à l’armée de Venise tout entière. Je vous laisse réfléchir jusqu’à demain… Demain, madame, je deviendrai votre allié et votre fils, ou votre irréconciliable ennemi, à votre choix. »
Imperia voulut jeter un cri, retenir le bandit…
Mais déjà Sandrigo s’éloignait rapidement et disparaissait…
La courtisane s’effondra sur un siège, plus désespérée peut-être que le jour où Bianca avait été enlevée.
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Chapitre 27 LE PERE
E n deux jours, Scalabrino avait vu les chefs auxquels il devait remettre des lettres accompagnées d’instructions verbales. Les bandes étaient dispersées sur un front de trente lieues. Scalabrino passa les deux journées et la nuit à cheval, mangeant à peine, galopant, ne sentant pas la fatigue. Lorsque sa mission fut remplie, il remplaça son cheval épuisé et prit à toute bride le chemin de Mestre, où il arriva en pleine nuit. Il laissa son cheval à l’auberge et se glissa vers la maison. Elle était silencieuse et obscure.
Scalabrino s’arrêta. Un trouble extraordinaire agitait cette rude nature. Scalabrino en était encore à la joie de savoir qu’il avait une fille. Cela suffisait à son bonheur.
« Un instant ! grommela-t-il. Il ne faut pas que je tombe là comme un insensé. D’abord, je ne dois pas lui dire que je suis son père. Ca m’est défendu pour le moment… Oui, mais je la verrai. Je lui parlerai. Six jours !… »
Palpitant, de ses grosses mains tremblantes, il ouvrit la porte du jardin avec une clef que lui avait remise Roland ; il s’avança vers la porte de la maison ; il frappa d’une façon convenue.
Presque aussitôt la porte s’ouvrit, et il vit Juana.
Elle était pâle.
« C’est toi ! fit-elle à voix basse. Enfin !… c’est toi !…
– Un malheur est arrivé ! gronda Scalabrino en entrant.
– Bianca a été enlevée, dit Juana tremblante.
– Bianca enlevée ! » murmura-t-il.
Deux grosses larmes jaillirent des yeux de Scalabrino.
« C’est un malheur, reprit Juana. Mais dis-moi, cet événement t’affecte d’étrange façon, il me semble… »
Scalabrino jeta un profond regard sur Juana.
« C’est ma fille ! dit-il simplement.
– Ta fille !
– Oui, Juana. C’est une histoire. Tu la sauras plus tard.
– Ta fille ! » répéta Juana atterrée par cette révélation.
Cependant, Scalabrino se secouait comme un chien battu.
« Maintenant, raconte-moi comment la chose s’est passée. Et d’abord, connais-tu l’homme ? » demanda-t-il.
Juana devint livide. Prononcer le nom de Sandrigo, c’était le désigner au poignard de Scalabrino.
Y avait-il donc encore de l’amour dans le cœur de Juana pour le bandit ? Même après la
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