Le porteur de mort
brûlant et épicé. Il hocha la tête, serra plus fort son chapelet autour de ses doigts et entonna le verset du psaume :
Je n’aspire qu’à une chose auprès de mon Seigneur : Demeurer en sa maison tous les jours de ma vie. Savourer sa douceur et contempler son saint temple.
Puis il récita le De profundis : Du fond des ténèbres, j’ai crié vers Toi, ô Seigneur... {7}
Il s’interrompit et s’agita, inquiet. Il était tourmenté. Les fantômes d’Eadburga et de Wilfred hantaient-ils les lieux ? Les âmes défuntes des autres victimes se rassemblaient-elles autour de lui en exigeant que Dieu exerce sa vengeance ? Mais sur qui ? Le Sagittaire, l’Archer ? Qui pouvait-il bien être ? Ce mystérieux assassin silencieux avait fait son apparition au Nouvel An. Le prêtre jeta un regard vers l’autel de la Vierge, à gauche, où brillait une réconfortante rangée de cierges. Il fallait qu’il marche. Il se leva et, décrochant une torche d’un support fiché dans le mur, remonta à petits pas la nef, passa sous le jubé jusqu’au choeur puis retourna dans le transept sans cesser de réfléchir. Le tueur était sans doute un maître archer, un tireur expérimenté comme lui. Le Sagittaire l’imitait-il, lui, un prêtre de paroisse qui s’était aussi laissé aller à de criminelles pensées sur le compte de Lord Scrope ? Qui avait été le bras armé de Dieu ? Qui avait, autrefois, envisagé sans crainte une fin violente pour ce méchant seigneur qui avait conduit au trépas le frère bien-aimé ? Il valait mieux ne pas y penser ! Il devait se concentrer sur le danger actuel. L’apparition soudaine et brutale du Sagittaire était-elle liée au décès de ces malheureux, à Mordern ? Il s’arrêta et ferma les yeux. Il s’était rendu là-bas. Les cadavres y gisaient toujours dans leurs linceuls de neige et de glace. Des corps dansaient encore, pendus aux arbres, le cou tordu, la tête de travers. Tuer était une chose, mais refuser d’ensevelir les morts...
Le Sagittaire était-il un survivant de cette petite confrérie ? Pourtant le prêtre avait examiné les dépouilles une à une et les avait comptées avec soin. Les Frères du Libre Esprit étaient quatorze, et il y avait quatorze morts. Il était au moins sûr de ça !
Il se dirigea vers la porte nord de l’église, à présent close et verrouillée, et fit halte. Il fut tenté de l’ouvrir comme il le faisait chaque fois qu’il baptisait un enfant afin que les démons puissent s’enfuir et se regrouper dans le coin du cimetière qui leur était réservé. Allons ! L’esprit ailleurs, il reprit sa déambulation, débitant Ave et Pater, tandis que glissaient entre ses doigts les grains secs et durs de son chapelet. Il essaya d’apaiser les tourments de son âme, de se détourner du courroux qui bouillait au fond de lui. Lord Scrope avait bien des crimes sur la conscience ! De temps à autre, le père Thomas jetait un coup d’oeil dans l’aile du transept, attiré par le cierge qui brûlait devant la Pietà, une grande statue de la Vierge tenant en son giron le Christ mort. Il s’immobilisa devant les fonts baptismaux et contempla le tableau représentant Saint-Christophe – un homme immense portant l’Enfant Jésus – peint de couleurs vives et entouré de dessins de phénix, de pélicans et de sirènes. Il récita la prière rituelle tout en fixant l’image du saint, puis un verset des psaumes pour que ce porteur du Christ le protège cette nuit de la malemort.
Le père Thomas savait où il allait. Il revint sur ses pas et remonta l’autre bras du transept puis s’arrêta devant la fresque qui occupait une grande partie du mur. Il ferma les yeux. Il se remémora le jour où Adam et Ève, les chefs des Frères du Libre Esprit, s’étaient présentés au portail de son église. Il se souvenait encore avec précision de la beauté de ces deux êtres. À l’époque, il s’était demandé si, dans l’Éden, les vrais Adam et Ève leur avaient ressemblé : des visages radieux encadrés de cheveux d’or, des yeux bleus pétillant de rire et de joie innocente. Le prêtre estimait être un homme endurci. Il avait combattu dans les troupes royales au pays de Galles. Il avait parcouru les champs de bataille puant la mort. Il avait fait son examen de conscience et avait dû reconnaître qu’elle était entachée d’anciens péchés et de désirs nouveaux, alors qu’il travaillait dur en tant que pasteur pour
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