Le porteur de mort
quelle nouvelle commencer. La confusion la plus totale régnait au manoir. Frère Gratian et Dame Marguerite distribuaient déjà des ordres pour qu’on ferme et scelle les portes afin de décourager des vols éventuels ; Maître Claypole s’en occupait aussi. Corbett fit signe qu’il comprenait pendant que Pennywort se penchait sur les avirons et s’écartait de la rive sans cesser d’évoquer les effets provoqués par la disparition de Lord Scrope et de s’interroger sur ce qui allait se passer. Quand ils furent sur l’autre berge, le magistrat donna des consignes précises au batelier et gagna sans plus tarder le silence inquiétant d’un manoir où les serviteurs glissaient, telles des ombres, dans les galeries et les couloirs. Chanson avait préparé la chambre de son maître, dressé un feu, allumé les chandelles et fait monter de l’office viande séchée, pain, fromage, beurre et chopes de bière. Corbett le remercia. Ranulf et lui prirent place devant la cheminée, les mains tendues vers l’âtre pour se réchauffer.
— J’ai si froid, avoua Corbett, que je serai heureux quand l’hiver sera fini et que le printemps arrivera !
— Le meurtre d’hier soir ?
— Eh bien, Ranulf, certains faits sont bien établis.
Primo : Lord Scrope s’est rendu seul dans l’île des Cygnes. Personne ne l’y attendait, ce que confirme Pennywort. Puis ce dernier est reparti. Lord Oliver s’est alors enfermé dans la retraite, dans cette petite maison fortifiée édifiée sur une île entourée d’eau glacée.
Secundo : on ne peut traverser le lac qu’en bateau ; rien ne prouve que quelqu’un l’ait fait une fois Lord Scrope barricadé chez lui.
Tertio : pourtant, cette nuit-là, quelqu’un l’a entrepris, est entré dans cet ermitage cadenassé et a plongé un poignard dans le coeur de l’occupant.
Quarto : Lord Scrope était un soldat, un tueur. Or, de toute évidence, il n’a pas offert la moindre résistance. Il était assis dans sa chaire quand le meurtrier l’a poignardé.
Quinto : la dague appartient au roi. Et c’est là que gît le lièvre ! Lord Scrope gardait vraisemblablement cet objet précieux dans son coffre à trésors. Il a dû l’ouvrir et remettre en fait à son meurtrier l’arme qui a été plus tard utilisée contre lui. C’est bizarre, Ranulf.
Corbett tendit les pieds vers le feu.
— Les arches et les coffres n’ont été ni forcés ni fracturés. Scrope les a probablement ouverts pour son assassin présumé, puis a remis la chaîne de clés autour de son cou. Pourquoi ? Était-ce quelqu’un en qui il avait toute confiance ? Une personne qui pouvait l’abattre en un clin d’oeil ? Comme dit le Psalmiste, le piège s’est refermé sur lui ! Comment un homme aussi tortueux, aussi méfiant que Scrope a-t-il pu tomber si facilement dans cette trappe ? Ah bon...
Corbett prit son gobelet.
Sexto : à aucun moment, Lord Oliver n’a paru inquiet ou n’a tenté de donner l’alarme à l’extérieur. Rien, rien du tout.
Septimo : une fois Scrope mort, le tueur a pillé le trésor et s’est enfui sain et sauf, sans être remarqué. Il est passé à travers des volets fermés, des murs de brique ou une porte fortifiée, et a, de plus, franchi l’eau glaciale d’un lac, sans assistance, sans bateau, sans esquif, sans aucune autre embarcation. Il y avait des gardes tout près, pourtant ils n’ont rien remarqué.
Octavo : selon Pennywort personne n’a franchi ce lac jusqu’à l’arrivée de Dame Marguerite et du père Thomas, tôt ce matin. Ils n’ont eu accès à la retraite qu’en la forçant. Certes, il se peut qu’ils soient tous trois complices dans ce meurtre, mais je pense que c’est pratiquement impossible ; nous n’avons pas l’ombre d’une preuve pour le soutenir. Qui plus est, Lord Scrope semble avoir été occis au petit matin, bien avant l’arrivée de ses hôtes.
Nono : ce gobelet empoisonné. Qu’est-ce que cela signifie ? Si quelqu’un s’est rendu dans l’île pour assassiner Lord Oliver, pourquoi avoir emporté du poison ? Pourtant...
Corbett reposa sa chope et, se munissant de pincettes de fer, déplaça une des bûches crépitantes pour qu’elle s’enflamme et donne davantage de chaleur.
— ... nous connaissons le tueur.
— Maître ?
— Ce ne peut être que le Sagittaire, déclara le magistrat. C’est pour cela qu’on a abattu les mastiffs, ainsi que Robert de Scott. Il ne
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