Le poursuivant d'amour
la Goberde. Le manoir est là-bas, j’en jurerais.
– Soit.
– Et si j’ai un conseil à vous donner, c’est d’emmener Luciane… Elle le mérite.
– Tu as raison.
Subjugué par la confiance de Paindorge, Tristan fut pénétré d’une espérance folle : ils retrouveraient la Goberde , ils reverraient le Crotoy et la terre de France. Tout contribuait d’ailleurs à le réconforter : la nuit plus sombre en raison d’une nouvelle occultation de la lune, enlisée sous des nuages épais, interminables ; l’amitié de cet écuyer, sain et sauf, et pourvu d’une astuce dont il était présentement privé ; les foisonnements des fourrés dans lesquels ils s’engageaient et dont il était sûr qu’il les avait franchis déjà une fois avant de voir s’ériger dans la nuit le beffroi de Cobham.
Le vent lancinait toutes ces crêpelures griffues, et Tristan sentit qu’il leur abandonnait un lambeau de ses chausses. Entre deux souffles, il entendait des voix lointaines, des cliquetis, et cette rumeur d’hallali, privée toutefois d’aboiements, affermissait sa volonté de réussir ce qui lui apparaissait maintenant comme la moindre des satisfactions : sauver sa personne et son honneur. Toute cette obscure turbulence d’un pourchas dont ils étaient, Paindorge et lui, le gibier, aiguisait sa malefaim d’immobilité, de repos, de silence.
– Par là, messire… Oui, par là… Suivez…
– Plus de messire… Nous ne sommes que deux malandrins en péril.
Ils couraient l’un derrière l’autre, sans interruption, de la même allure étrange et décidée : le dos courbé, le bras senestre pendant, le dextre à demi relevé, l’arme écartée du corps afin de ne pas se blesser en cas de chute. Si quelques arbrisseaux inattendus leur barraient le passage, ils s’engouffraient dedans, le visage à l’abri de leur coude, et repartaient, forçant leurs foulées à se maintenir longues, égales, et crachant, de loin en loin, le fiel qui leur aigrissait la gorge.
– Regardez, messire !… Nous y voilà… Si je trouve ce sonneur de cor, je l’égorge.
– Le pont semble toujours baissé.
– Il l’est !… Savez-vous à quoi je pense ?… Au rapt de la belle Jeanne. Vous la juchez entre le garrot du roncin et vous-même et vous prévenez ce falourdeur 231 d’Édouard que vous étreignez sa femme et que vous l’abandonnerez sur la grève…
– Bonne idée : elle me rappelle ma fuite de Montaigny.
L’eau du vivier dormait, noire et luisante, réfléchissant presque intégralement, de sa surface au plus profond de ses replis, les tours portières et le mur d’enceinte. Le pont, insuffisamment baissé, formait près de la passerelle une marche que Paindorge, précédant Tristan, franchit d’un bond. La cour du manoir se présenta devant eux, vide, silencieuse, plus redoutable dans son nouvel abandon que lorsqu’ils en avaient foulé le sol et les pavés pour la première fois. Rien ne remuait ni ne luisait dans les bâtiments flanquant le beffroi, mais la fenêtre de la chambre du prince et de son épouse demeurait éclairée.
– Va voir, Paindorge, si elle y est toujours. Moi, je veille.
Paindorge s’éloigna sans trop de précautions ; il revint en hâte et en silence.
– Elle y est… Un homme est avec elle… Un sergent…
– Le trompeor 232 .
– Elle paraît peu consternée du départ de son homme : elle ne pleure pas et elle est toujours presque nue… Peut-être, messire, ceux qui nous pourchassent, contourneront-ils Cobham… Qui pourrait se douter que nous sommes ici ?
La volonté de s’arracher aux tristesses d’une aventure malheureuse tira un sourire à Tristan. Ainsi, pensait-il aussi rassurer Paindorge. Pourtant, plus le temps s’écoulait, plus il sentait sa confiance s’envenimer sous le double poison du dépit et de l’angoisse.
– L’autre fille…
– Luciane ?… Elle doit être couchée.
– Non… La voilà.
C’était elle, en effet, les cheveux dénoués, le front sans ornement, toujours vêtue de sa robe de tiretaine grise et les pieds nus dans des sandales. N’osant trop croire à ce qu’elle voyait, elle cillait, les prunelles embuées de pleurs.
– Oh ! Vous voilà encore… Et si peu !… Je crois comprendre…
– C’est ce qui s’appelle voir des revenants… Nos amis sont tous morts. Que faites-vous dans cette cour ?
Elle eut un geste vague abolissant tout ce qui s’était passé entre leur départ
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