Le poursuivant d'amour
pente herbue et patouilla dans une étendue molle parsemée de joncs rigides et de saules marsaults.
– Le chemin est proche, dit Tristan. Avancez, messire !
Il poussa Édouard de Woodstock et s’en excusa :
– Si vous étiez à ma place, vous seriez moins courtois.
– Et je le serai moins encore avant que cette nuit s’achève !
Tristan piétinait des flaques. Certes, il en avait piétiné en allant à Cobham. Pas tant, lui semblait-il. « Et si l’on s’égarait ?… C’est Sampanier qui nous mène… » Toujours des mares et un fatras de ronces et de troncs branchus, chenus. Ils commençaient à être las, tous, de noqueter 225 dans l’inconnu. Ils devaient s’arrêter, s’orienter. Tristan regarda devant lui le serpent d’ombres grises, grossi en son milieu par Callœt, Gueguen et Triphon, se faufiler entre deux haies, puis se figer, victime d’une espèce de sortilège.
– Merdaille ! rugit Paindorge.
Dans le grand silence opaque, un bruit venait de s’élever, familier à tous et particulièrement au prisonnier dont la voix suppléa la plainte soudaine d’un cor.
– Un olifant, baron. Hé ! Hé ! Vos hommes ont dû oublier d’occire l’un des miens… Cobham ne manque pas d’endroits où se cacher… Je vous accorde que ce trompeor est un couard puisqu’il a attendu que nous ayons couvert trois ou quatre cents toises pour forhuer 226 , mais il méritera que je le congratule.
Édouard de Woodstock ne riait ni ne souriait ; immobile et hautain, il se délectait de la stupéfaction de tous ces guerriers attentifs en lesquels, maintenant, l’incertitude s’insinuait. Cependant, au-delà de cet appel, l’ouïe de Tristan, extrêmement aiguisée, en distingua un autre. L’espace et les ténèbres lui prêtaient une légèreté et une précision presque invraisemblables.
Une bouffée d’effroi l’enfiévra et tira sur ses nerfs désincarnés par cette male chance.
– Oyez, compères ! dit-il.
Le cor renouvela sa plainte. Longue et comme languissante, elle semblait s’époumoner dans des creux et des montées où elle finit par expirer.
– Une compagnie qui vient de Rochester… Qu’en dites-vous ? ricana le prisonnier.
– Ce que j’en dis, fit Callœt en approchant, sa lame nue dans son poing, c’est qu’on va te faire…
– Non ! hurla Tristan. Arrière… Prépare-toi plutôt à te défendre !… Amis, nous allons tous affronter ces herlos 227 et leur montrer qui nous sommes !
– Je vous avais dit mon admiration mais vous avais prévenus de la vanité de votre appertise 228 . Je resterai. Vous n’esquifferez pas 229 . Vous feriez mieux de déposer vos armes à mes pieds.
– Avancez, compères, dit Tristan. Et vous également, messire !
Le cor sonna derechef à Cobham ; un mugissement lointain lui répondit. Comme la Goberde semblait inaccessible dès lors qu’une épreuve de force s’ébauchait !
– Ça vient de par là, dit Paindorge.
– Mais non ! rugit Gueguen. Là, tout droit.
– Abandonnons ce chemin, dit Tristan. Piétons dans ce champ, à dextre, et défions-nous de tout ce qui bouge.
En tête et de front avançaient Raffestin et Pagès, puis Sampanier, seul ; Beltrame et Morsang, Gueguen et Triphon ; Buzet, seul ; Paindorge, seul ; Édouard de Woodstock, le visage blême parmi ces faces bleuies de nuit et de suie ; Callœt et Tristan, tous deux la rage au cœur, mais pour des raisons différentes.
– Vous ne verrez pas la Fête-Dieu, dit le prince.
Nul ne broncha. Un coup de vent lacéra les hardes qui couvraient la lune. Le pays prit aussitôt une couleur laiteuse tandis que le brouillard annonciateur de l’aube commençait à moutonner. Devant, à travers les arbres et par-dessus les haies et les herbes, l’odeur de la mer roula au-devant des hommes, comme une invisible marée.
Tout en remuant sans cesse son poignard, Callœt fulminait contre le prisonnier. Sa passion d’occire avait atteint son paroxysme. Il ne redoutait pas d’être assailli dès l’instant que cette escarmouche lui permettrait d’augmenter le nombre de ses victimes. Insensible à ses insultes et à ses propos, Tristan fouillait la nuit à s’en cuire les yeux. Bien qu’il n’eût fait qu’obéir à une volonté indiscutable, il s’accusait, maintenant, de présomption. Il s’indignait d’avoir osé tenter l’impossible et surtout, parfois, de s’être senti pénétré d’une allégresse pourtant justifiée, par
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