Le poursuivant d'amour
l’eau, immobile et sommeilleuse, une petite nef. À sa poupe, la longue bannière dont la pointe trempait dans l’eau annonçait qu’elle venait de Flandre, car c’était un lion de sable sur fond d’or qu’on y distinguait. Et la Goberde ? Comme pour aggraver leur angoisse, une rumeur bien connue s’éleva et grandit. Des chiens ! Une dizaine. Dix gueules fumantes, armées de poignards.
Les juments galopaient toujours dans du feutre. Plus vite ! Plus vite ! La jouvencelle faillit tomber mais tint bon, accrochée à la ceinture d’armes.
– J’aperçois les hommes qui nous suivent ! Les chiens restent derrière.
– A combien ?
– Trois ou quatre cents toises… Ce sont des veautres 241 de Cobham !
Mal au cul. Quelle belle invention que la selle !… Et les rênes aussi ! Pourvu que Calletot fût d’un naturel patient !… Bon sang, ces trois carcasses de bois noir !… Il fallait bien qu’elles fussent quelque part ! Ils n’avaient commis aucune erreur… Et les Goddons ? S’ils s’étaient séparés en deux groupes et que, tout d’un coup, cinq ou six apparaissaient devant…
La mer refluait. Des flaques miroitaient entre de monceaux de varech. Des oiseaux s’abattaient dessus piochant, sautillant. Du rouge encore plus net au Levant. Les coquilles qui jonchaient le sable étincelaient de loin en loin et les juments semblaient les broyer avec joie… Jamais, non jamais, ils ne parviendraient… À moins que ces choses…
Tristan jeta une dernière fois sur trois épais fantômes un regard lourd de fatigue et d’insomnie :
– Paindorge !… As-tu meilleure vue que moi ?
– Oui, messire !… Oh ! Oui… Les vaisseaux démolis nous attendent là-bas…
– Et la Goberde !… Je la vois de mieux en mieux.
Avec une hâte rageuse, Tristan talonna la Noiraude.
Ils allaient réussir. Triompher doublement : de la peur et des Goddons. La Goberde avait encore ses voiles ferlées… Se hâter, toujours, sans défaillance… Les Goddons hurlaient de plaisir… Les nacelles ? Rien… Le goulet… Où était ce goulet où attendaient les barques ?… Ces buissons… Oui, le petit cours d’eau apparaissait. Les fers en piétinèrent l’eau immobile.
– Nous y sommes, Luciane… Sautez… Toi, Paindorge, donne des claques à ces juments qui nous ont si bellement aidés !
Il entra dans la rivière. À grandes enjambées. Il retrouva les nacelles, rompit l’amarre de la première et tira deux couples de rames de l’abri feuillu qui les avait protégées.
Il poussa l’esquif jusqu’à la mer, accompagné d’un côté par Luciane, de l’autre par Paindorge. La joie de réussir au moins cette éprouvante fuite emplissait sa tête d’un tumulte triomphal.
– Sautez !
Paindorge hurla, désespéré :
– Ils s’en vont !
C’était vrai : la Goberde avait gonflé ses voiles.
– Merdaille… Plus de torche… Plus rien pour les prévenir… Et ils n’ont aucun guetteur dans la mâture !… Aucun gabier !
Le vent leur apporta le cliquetis du guindeau et les cris de leurs poursuivants. Tristan sentit se flétrir sa confiance :
– Ramons fermement, Paindorge… Vous, Luciane, remuez vos bras… Ne cessez pas de les avertir… Bon sang ! Je haïrais presque autant Calletot qui s’enfuit que les Goddons qui nous pourchassent !
Il était transi de froid et de dépit. Il vit arriver à l’embouchure du ruisseau une dizaine de cavaliers. Des archers mais aussi quelques cranequiniers. Une volée de sagettes et de carreaux raya le ciel. Des ploc, ploc, tout proches révélèrent que leurs armes portaient loin et que leur tir, en dépit de la brume, avait une précision dangereuse. Les chiens, d’eux-mêmes, renoncèrent.
Une nouvelle fois, l’air vrombit autour des fugitifs. Paindorge cria, tressaillit et lâcha une rame que Tristan rabattit contre la coque :
– Saisissez-la, Luciane… Est-ce grave, Paindorge ?… Je ne te vois pas et ne peux me retourner…
– Ils m’ont eu !
– Est-ce grave ?
– Sûrement… Un carreau… Un boujon ou un passadoux 242 . Il me semble que j’ai l’épaule cassée… Non, damoiselle !… Non ! Continuez de faire des signes à l’équipage de cette nef pourrie !
– Messire, tournez-vous, demanda Luciane.
Tristan obéit et vit, dans les yeux de la jouvencelle, après les grandes frayeurs passées, une joie qui lui fit pencher la tête.
– Ils nous ont vus, Paindorge, et ils
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