Le poursuivant d'amour
donc, il les mandait pour aller devant Calais bouter les Anglais qui assiégeaient la ville depuis un an, et dont les manants souffraient de famine…
– C’était à la mi-juillet de l’année 47.
– Dès le soir de l’arrivée de l’armée à Calais, le roi commanda à mon père de prendre d’assaut la tour de Sangatte et lui donna, pour la conquérir, les piétons des communes du Tournaisis. Contre sa volonté, Thierry et leurs hommes d’armes ne purent l’accompagner… La tour fut prise, mais mon père disparut. On le crut mort ou prisonnier lors de cette action dont mon oncle disait qu’elle avait été inutile puisque le roi, le lendemain, quitta piteusement Calais…
– Hélas ! soupira Tristan.
– Et voyez-vous, il est des… rencontres étranges. Cet assaut eut lieu le vendredi 27 juillet dans la soirée. Je suis née au château de Gratot ce vendredi même, à la vesprée. Ma mère faillit en trépasser…
Tristan reçut en plein regard celui de Luciane, froid, presque noir dans le crépuscule – en quelque sorte, endeuillé.
– Ce que je sais maintenant, c’est que mon père fut emmené sur la Grande Ile. Il avait été navré par Renaud de Cobham ; Gauthier de Masny l’a sauvé. Sitôt guéri, il s’est enfui. Il a été re pris après avoir retrouvé son oncle, Guillaume Rechignac. Lui, les Goddons l’avaient fait prisonnier au siège d’Auberoche. Contraints de participer au pardon d’armes d’Ashby, ils y rencontrèrent dame Jeanne de Kent, alors veuve de Thomas Holland…
– Dites m’en plus, m’amie, si cela vous soulage.
Luciane essuya ses paupières.
– Un jour que nous étions seules, Jeanne m’a dit qu’elle avait connu mon père… Vous devinez mon émoi !… C’était, je vous l’ai dit, aux joutes d’Ashby, le dernier dimanche de novembre 1347. Les prouesses de trois chevaliers de France, dont mon père et son oncle Guillaume, l’avaient merveillée… Guillaume est mort dans le champ clos, mais le troisième Français, Barbeyrac a, tout pareillement que mon père, vaincu son challenger… Ils se croyaient libres. Or, le roi Édouard, furieux d’avoir deux de ses chevaliers occis, leur donna pour punition un an de captivité chez le seul Anglais que mon père eût en amitié : Hugh Calveley… C’est ce que m’a conté dame Jeanne de Kent…
– On dit Calveley grand et terrible.
– Grand, oui. Terrible, non.
Tristan connaissait, désormais, tout un pan de l’existence de Luciane. Cela lui parut insuffisant.
– Votre père a dû revenir en France.
– Sûrement… Mais s’il y est revenu, c’était l’année de la peste noire. Il est peut-être mort en chemin.
Tristan prit dans ses mains la dextre de Luciane. Il la trouva glacée, presque inerte.
– Votre père est en vie. J’en suis acertené. Sitôt débarqué, il a dû galoper vers Gratot.
– Ce fut en octobre, novembre et décembre que le mal noir fut le plus effrayant.
– Ayez confiance !… Il a traversé victorieusement toutes les pestilences. C’était il y a quinze ans… Il a dû revenir à Gratot. Vous n’y étiez plus. Peut-être a-t-il appris que vous n’étiez pas morte… Il vous a cherchée.
La main serra très fort la senestre de Tristan, incapable de dévisager la pucelle.
– Si vous dites vrai, où est-il maintenant ?
– À Gratot, car il a dû renoncer à vous chercher en vain.
– Peut-être… Je m’ennuyais au Mont. J’avais besoin d’espace. Je n’ai cessé de tribouler Thierry pour partir.
Une larme brûla le poignet de Tristan. La voix de Luciane s’amenuisa.
– Mon oncle consentit à mon retour à Gratot… C’était… eh bien, c’était lorsque j’eus neuf ans… Nous y fume en février… Un couple était présent : Raymond et Guillemette. Muets et avenants. Nous n’avons rien appris d’eux sur mon père… Il me semblait que nous vivions tous les quatre parmi des fantômes dont les tombes – quelques bosses de terre – entouraient la petite église au-delà des douves.
– Comment s’appelait votre père ? Pardonnez-moi, j’ai oublié son nom.
– Ogier d’Argouges.
– Et votre tayon 248 ?
– Thierry Champartel.
– Il était à Poitiers. Nous avons échangé quelques mots avant la boucherie… A-t-il survécu ?
– Comment le saurais-je ? Quand il est parti pour l’ost, cette année-là, le duc de Lancastre venait de débarquer en Normandie 249 … C’était au début de
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