Le poursuivant d'amour
pensé que Dieu ne me connaissait plus… qu’il nous abandonnait…
– C’est vrai, acquiesça Ogier d’Argouges, mais les saints nous apporteront peut-être la bonne chance qui nous fait défaut, et cette impétuosité, ce courage que nous avons tous plus ou moins perdu à force de déconvenues. Certains d’entre nous furent aveuglés par l’ostentation de ceux qui ont conduit nos armées de défaite en défaite… La Providence, un jour, reprendra soin de nous. Sitôt achevées nos épreuves, nous vivrons des lendemains de bonheur. C’est du moins, chevalier, ce que je te so uhaite.
Tristan hocha la tête :
– Où qu’on mette les pieds, Lucifer règne en maître. L’enfer prévaut sur cette terre de France que rien ne protège plus. La haine y supplée l’amour. Les passions abjectes y détruisent les sentiments naturels. La poudre, par le truchement des bombardes, frappe mortellement partout : soudoyers, maréchaux, innocents des cités et des villages. À la Cour et ailleurs les vertus périclitent. Les audaces impies ne cessent d’augmenter… J’ai vu, lors de ma captivité à Brignais, des choses abominables… Plutôt que le glaive de messire saint Michel, je devine au-dessus de nos têtes le suaire de Belzébuth.
Tristan s’animait. Privé, semblait-il, de l’usage de la parole, Ogier d’Argouges souriait et semblait prendre un plaisir neuf à cette digression inattendue.
– Tu me ressembles, dit-il enfin.
Il regarda les murs à l’entour ; ceux que Raymond avait nettoyés et chaulés, puis ceux qu’il faudrait en partie reconstruire.
– Les flagellants, dit-il. Ils ont semé céans et la ruine et la mort… Je ne sais plus combien de bonnes gens ils m’ont occis…
Il sentait, impondérable, la présence de ces martyrs. Souvent sans doute, aux moments où le silence comblait la vaste carène de pierre, croyait-il ouïr leurs pleurs et leurs gémissements.
Thierry brûlait de prendre part à l’entretien.
– Ce sont, dit-il, nos échecs face aux Goddons qui ont fait de moi un chevalier d’aventure.
Ogier d’Argouges sourit à son beau-frère :
– Je ne saurais t’en blâmer. Tu m’as conté tout ce que tu avais fait depuis la pestilence noire… Sur ces trois dernières années, tu as gardé le silence. Pourquoi ?
Thierry ne donnait point les signes d’une humeur sombre. Au contraire : son rire tinta. Luciane avait interrompu son chant. La matinée s’ouvrait lentement ; les murs les plus obscurs blanchissaient au soleil. La chaleur commençait à peser sur les toits.
– Avançons jusqu’à la giste, dit Ogier. L’ombre y était douce autrefois.
Ils gagnèrent la jetée lentement et s’assirent sur chacun des parapets, Tristan seul d’un côté, les deux beaux-frères l’un près de l’autre, en face.
– Ce que j’ai fait depuis 59 ? dit Thierry. En juin, j’ai failli tomber dans une embûche tendue par Robert Knolles en Berry (528) . J’ai pu gagner Rechignac où je pensais te trouver. Il n’y avait, au château, qu’une poignée de jeunes malandrins dont les têtes m’ont mis en défiance. J’en suis parti presque aussitôt !… J’ai retrouvé la Normandie. Des capitaines et des soudoyers s’en allaient à Calais où Lancastre et Gauthier de Masny menaient la guerre 358 . Tout le pays autour de la Somme était gâté… À quoi bon vous énumérer les Goddons qui chevauchèrent contre nous ! Édouard III lui-même en était (529) . Ils sont allés à Cambrai, Saint-Quentin, Saint-Thierry et je ne sais plus quoi. Ils voulaient forcer les murailles de Reims pour y faire sacrer leur suzerain (530) … J’ai pu entrer dans la cité et batailler avec les manants contre ces démons. Ils ont été contraints de lever le siège.
– J’ai appris cela, dit Ogier d’Argouges.
– L’on pensait la contrée libérée. Or, un routier y est apparu : Eustache d’Auberchicourt.
– Il était à Poitiers contre nous, dit Tristan.
Thiery acquiesça et reprit :
– Lui et ses malandrins ont mis la contrée à nu : Rethel, Mézières et des cités plus petites. Hommes, femmes, enfants furent occis… J’ai quitté ce pays de mort après Pâques (531) et suis revenu à Gratot où j’ai vainement espéré ton passage… J’y suis demeuré plusieurs semaines. De loin en loin, Raymond et moi apprenions des choses sur le grand randon (532) d’Édouard III en Bourgogne. Puis j’ai su que cette crapule d’Édouard de Woodstock
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