Le poursuivant d'amour
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– Rien n’est plus dépensier qu’un Valois, dit Tristan. Mais continue, Thierry, dis-nous ce que tu sais !
Champartel entraîna son beau-frère vers les masures du village de Gratot. Tristan aligna son pas sur le leur.
– Trésor vide… Androuin de la Roche, auquel Innocent VI venait d’accorder le chapeau de cardinal, fit remarquer qu’Édouard III avait octroyé au Saint-Père la levée d’un subside de cent mille florins sur le clergé anglais. Alors l’expédient fut trouvé pour se tirer d’affaire : Jean… ou plutôt la France emprunterait cette somme à la papauté pour s’acquitter envers l’Angleterre. Ainsi se trouvèrent satisfaits Jean – qui put payer une lourde échéance… sans bourse délier –, Édouard, qui put percevoir immédiatement l’arriéré de sa créance… et le pape, qui peut compter désormais sur le dévouement de la France pour se débarrasser des compagnies… L’or et l’argent circulent au moyen de lettres de change et jusqu’à maintenant aucun chevaucheur ne s’est fait prendre.
– Mais s’il en est ainsi, dit Tristan, pourquoi ce long chemin vers Avignon ?
La réponse vint d’Ogier d’Argouges :
– Le dessein du roi est de faire comprendre au pape qu’il ne peut s’acquitter de ses dettes envers le Saint-Siège à moins qu’on ne l’autorise, une fois de plus, à imposer des décimes sur les ecclésiastiques du royaume… Les moines de Hambye redoutaient chaque année de nouveaux impôts…
– Eh bien, messires, dit Tristan, je vous dirai à mon retour tout ce qui sera bon et tout ce qui sera mauvais de cette chevauchée…
– Car vous nous reviendrez ?
Argouges semblait en douter. Tristan se sentit observé fixement. Quelque chose de lourd, d’apeuré peut-être, stagnait dans les yeux bleus dirigés sur lui.
– Je reviendrai. J’ai trouvé en vous deux, en Raymond et son épouse… et je ne saurais oublier Luciane… des amis dont la pré sence va me manquer. J’étais quasiment seul et ma vie s’est peuplée.
– Je te comprends, dit le seigneur de Gratot d’une voix résolument neutre.
Sa figure était pâle, austère comme celle, sans doute, des reclus qu’il avait côtoyés. D’une main preste, puissante, d’homme à tout faire, il arracha une feuille à l’extrémité d’une branchette et se mit à la mordiller, puis il la jeta presque violemment sans que l’expression de son visage eût changé.
*
Laissant les deux hommes ensemble, Tristan marcha sur la berme 356 qui ceignait la douve. Partir. Tout était à Gratot si paisible qu’on pouvait douter qu’il y eût fréquemment des embûches et petites batailles à l’entour.
Il revint au château. Dans la cour, près de l’écurie, Paindorge et Raymond bouchonnaient Malaquin et Taillefer. Guillemette plumait une poule. Ils écoutaient un chant. Invisible au sommet de la tour de la Fée, Luciane chantait :
… d’un malheur qui s’achève,
Dieu baillez-moi la foi en l’avenir ;
Pareille ardeur ne saurait se ternir.
L’espoir d’amour me hante et me griève 357 … Tristan se demanda si, du haut de son juchoir, elle l’avait vu revenir. De toute évidence, elle chantait pour lui.
La guerre enfin nous accorde une trêve.
Entre mes bras le voudrais retenir.
Lors mes pensers de lui appartenir,
Un fol désir me gagne et me soulève.
La voix pure, flexible, s’épanouissait dans le matin clair, tout emperlée de pépiements d’oiseaux. Et rien n’était plus séduisant. La vierge à l’épée devenait une enchanteresse.
Tristan sentit une main pesante sur son épaule.
– Eh bien, dit Ogier d’Argouges, il semble qu’elle vous ébahisse autant que moi ! C’est de qui, cet air-là ?
– Un trouvère, je crois, qui s’appelle l’Anselme.
– Peut-être l’aurais-je su si je ne m’étais pas exclu du monde…
Le visage rond, précocement ridé, du maître de Gratot, avait repris des couleurs, et sous le sourcil blond et touffu, l’œil étincelait de plaisir. Il toucha une oreille mutilée – souvenir de Sangatte, dit-il – et ajouta qu’elle ne l’empêchait pas d’ouïr et de se délecter d’un tel chant.
– Sa mère ne chantait jamais… Elle se morfondait céans.
– Luciane se plaît en vos murs… Je reviendrai vous voir.
– C’est bien de me le dire.
– Nous vivons des jours maudits. En moi s’est consumée l’espérance d’une paix assortie du bonheur de vivre… J’ai souventefois
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