Le prince des ténèbres
tête ronde et les oreilles plates, les quatre mastiffs avaient une carrure massive et les attaches des muscles haut sur les épaules au-dessus de longues pattes robustes. Ils donnaient l’impression de n’être rien d’autre que des machines à tuer avec leurs énormes mâchoires, leurs crocs blanchâtres et acérés, leurs yeux fous et injectés de sang. Ils cessèrent un instant de hurler, le regard rivé sur Corbett, puis, comme s’ils ne possédaient qu’une seule volonté à eux quatre, ils se jetèrent de nouveau contre leur cage de fer, le chef de la meute se dressant sur ses pattes arrière et appuyant son mufle contre la grille.
Corbett estima leur taille supérieure à celle d’un homme. Respirant leur haleine fétide, il s’efforça de maîtriser les tremblements qui s’étaient emparés de lui, de résister à la panique et à la nausée qui lui tordaient l’estomac et lui coupaient les jambes. Il se sentait si faible qu’il lui tardait de s’asseoir. Gaveston se jouait de lui et, par ce divertissement cruel, le mettait à l’épreuve. Il entendait le Gascon défier Ranulf d’avancer et celui-ci refuser avec colère.
— Ranulf n’aime pas les chiens ! déclara-t-il en tournant la tête. Il en a peur depuis qu’enfant il a été attaqué par un chien méchant.
Il parcourut l’endroit du regard. Au pied de la grille, il vit un baquet rempli de gros morceaux juteux de viande rouge. Il alla piquer l’un d’eux de son poignard et le présenta au mastiff. Le chien gémit. Corbett remarqua qu’un carré de la grille, plus grand que les autres, servait probablement à nourrir les bêtes, et il y introduisit la viande. Le chef de meute la saisit dans ses énormes mâchoires, la jeta en l’air et l’engloutit, le sang et la bave mêlés dégoulinant de sa gueule noirâtre. Corbett essuya son poignard sur le bout de sa botte avant de le rengainer et de sortir.
— De superbes bêtes, Monseigneur ! Je vous fais tous mes compliments, mais je vous recommande la prudence. Ce sont des animaux prêts à mordre la main qui les nourrit !
Gaveston applaudit doucement en riant.
— Un bon mot * , Messire. Allons, venez ! Vous en avez vu assez !
Ils revinrent lentement par le tunnel. Derrière eux, les aboiements des chiens s’élevaient comme un choeur démoniaque. Gaveston les reconduisit au coeur du palais, et là un serviteur les mena à une chambre située au dernier étage. La pièce, aux simples murs chaulés, était austère, mais au moins on leur apporta de l’eau de rose, des linges propres et un pichet de vin auquel Corbett interdit à son compagnon de toucher. Ils tuèrent le temps comme ils purent : Ranulf joua aux dés contre lui-même, seule occasion où il perdait, et Corbett sommeilla sur le lit, en se demandant paresseusement ce que faisait Maeve et en rêvassant à Dame Agatha. Les religieuses devaient être en train de célébrer les obsèques de Lady Aliénor et de Dame Martha. Corbett s’agita nerveusement en pensant aux soupçons qu’avait fait naître l’intendant. Comment le prince avait-il pu être au courant si tôt de la mort de Lady Aliénor ? Corbett imagina qu’il s’agissait d’un problème de logique. Il devait choisir entre deux voies : soit essayer de le résoudre en sachant que cela pouvait faire empirer la situation, soit reconnaître que le prince était impliqué dans cet assassinat, et peut-être même coupable, auquel cas il aurait à étouffer le scandale pour sauver la Couronne.
Des hirondelles se querellaient sous le toit près de la fenêtre, une cloche solitaire sonna et des appels assourdis montèrent de la cour. Il s’assoupit, mais se réveilla en sursaut. Il avait rêvé que les chiens de l’Enfer qu’il venait de voir flairaient le seuil de la chambre, mais ce n’était que Ranulf qui traînait un tabouret sur la jonchée poussiéreuse. Un serviteur frappa à la porte et annonça que le banquet commencerait dans une heure. Corbett se leva, fit sa toilette et soigna particulièrement sa tenue. Ranulf, lui, rangea ses dés dans son aumônière en cuir. Enfin, ils descendirent l’escalier à vis et entrèrent dans la grand-salle.
Le banquet fut somptueux et digne de Lucullus. Les imposantes bannières accrochées aux belles poutres noires arboraient les armoiries royales d’Angleterre – les léopards d’or rugissants – aux côtés du lys de France et du dragon rouge des Galles. On avait disposé en carré les tables
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