Le prince des ténèbres
d’automne sans nuages. Ils suivaient le sentier poussiéreux qui longeait des haies touffues et gravissait une hauteur. Le clerc écoutait d’une oreille distraite Ranulf commenter le banquet et les marques d’affection qu’avait ostensiblement prodiguées le prince à Gaveston. Ils étaient arrivés au sommet de la colline quand leur parvinrent des aboiements à glacer le sang. Ils s’arrêtèrent, cloués sur place, pétrifiés par l’épouvante. Corbett sentit sa tête et sa nuque se raidir comme si on l’avait coiffé d’un lourd heaume de fer. Il voulut se retourner, mais ne l’osa pas. Puis un hurlement s’éleva de nouveau, comme si l’un des démons de Satan surgissait des tréfonds de l’Enfer. Corbett scruta alors le chemin éclairé par la lune. Il vivait un cauchemar. Son coeur battit à tout rompre : des silhouettes ramassées au poil hirsute et gris noirâtre bondissaient à longues foulées dans la prairie. Il revit les yeux fous et injectés de sang qui avaient flamboyé de haine derrière la grille, le jour même, ainsi que les gueules énormes, dégoulinantes de bave et synonymes de mort. Il agrippa son serviteur.
— Cours, Ranulf ! Cours !
Il se débarrassa de sa cape et la laissa choir à terre. Ranulf hésita, comme pour la ramasser.
— Laisse ! cria Corbett. Cela les retardera un peu ! Cours !
Ranulf ne se le fit pas dire deux fois et fila comme une flèche. Le clerc le suivit, longea les champs plongés dans la pénombre et atteignit le couvert des arbres qui se dressaient comme les soldats silencieux d’une armée ensorcelée. Ils couraient éperdument, sachant que leur vie était en jeu, tandis que les chiens de l’Enfer flairaient leur piste et clatissaient avec une joie sauvage. Les aboiements se rapprochaient : les molosses gagnaient du terrain. L’air vif de la nuit brûlait les poumons épuisés de Corbett. Les arbres s’espacèrent et les deux hommes fuirent à travers une prairie. Le clerc leva les yeux et, au clair de lune, distingua les toits et les tours du prieuré de Godstowe. Ils s’arrêtèrent juste après le sommet d’une colline.
— Ranulf, haleta Corbett. C’est moi qu’ils veulent ! Le gant… ils l’ont volé ! Grimpe à un arbre et cache-toi !
Ranulf, blanc comme un linge, les cheveux trempés de sueur, refusa d’un signe de tête.
— S’il me faut mourir, mon maître, j’aime autant que ce soit avec vous. De toute façon, il pourrait y avoir des chasseurs qui me feraient tomber de l’arbre.
Corbett acquiesça et ils reprirent leur fuite en trébuchant, couverts de sueur et aveuglés par la panique. Leurs jambes, lourdes comme plomb, menaçaient de les trahir à tout instant. Ils traversèrent un labour, le souffle court, des sanglots dans la gorge. À un moment, Corbett crut apercevoir une autre silhouette, une ombre presque, mais il continua à fuir. Derrière lui, les chiens aboyèrent triomphalement. Puis tout d’un coup jaillit un cri hallucinant qui transperça le coeur de Corbett, un cri de désespoir épouvantable. Il se retourna. Les chiens n’avaient pas encore atteint le sommet de la colline. Et Ranulf… Où était-il ? Il regarda autour de lui, fut pris de vertiges et dut se ressaisir. Puis il vit Ranulf à genoux, les bras entourant sa poitrine pantelante.
— Je n’en peux plus, Messire !
— Il le faut ! gronda Corbett.
Il le força à se remettre debout et l’entraîna vers l’enceinte du prieuré où ils s’appuyèrent, en râlant. Les mastiffs étaient devenus étrangement silencieux.
— Le mur est trop haut ! pesta Corbett. Viens par ici !
Tout en poussant Ranulf, il contourna l’enceinte, dépassa la porte de Galilée, fermée à clef, et arriva au grand portail. Il frappa à coups redoublés avec le pommeau de son poignard.
— Ouvrez ! s’époumona-t-il. Pour l’amour de Dieu, ouvrez !
Le portier, encore soûl comme une bourrique, ouvrit la poterne. Corbett tira Ranulf à l’intérieur et referma l’huis d’un coup de pied.
— Mets la barre ! rugit-il.
L’autre le fixa de ses yeux vagues, mais en entendant l’appel rauque et sinistre des chiens, il s’empressa de pousser la barre. Le clerc se précipita dans la loge du portier. Les deux soldats y étaient affalés, à moitié endormis. Il arracha une torche de son attache, s’empara d’une arbalète posée contre le mur et d’une grosse trousse en cuir remplie de redoutables carreaux barbelés. Ensuite, il
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